Numéro 3 - EXCÈS sommaire    actuel    ‹‹‹    ›››
 
 
Le décalogue (Exode, 19 et 20)
Toboggan, ou : phénoménologie de la liberté
Gilles Clamens

«  Et me semble qu'il y a je ne sais quoi de Dieu
qui veut souvent sa gloire apparaître en l'hébétation des sages,
en la dépression des puissants
et en l'érection des simples et humbles. »

Rabelais

« La religion du peuple,
pour dégager et nourrir de grands principes,
doit marcher la main dans la main avec la liberté. »

Hegel

Passons donc aux choses sérieuses. Au désert, la montagne ; au Sinaï, le Sinaï. Dans, par et pour l'enfant : l'Homme. O terreur, ô tremblement, ô frousse. Mieux vaudrait se taire, laisser ces textes à leur croûte de rabâchage, de psalmodie, d'imagerie.

Il en va du Décalogue comme de la monnaie, ou même de l'argent : cela sert trop pour qu'on puisse s'arrêter, voir, entendre, comprendre. A quoi bon interroger l'évidence ? Froissons ces mots, faisons-les passer de mains en poches, découpons-y nos chèques, glissons-les dans les fentes prévues : nous avons tous tant besoin de crédit. Le fric, c'est sacré. A quoi bon perdre son temps à interroger ce sans quoi je ne suis rien, faute d'avoir ? Les "dix commandements" ? La question n'est pas de les tenir sous l'œil, mais de leur obéir. Il n'y a pas de mauvaise monnaie, il n'y a que des mauvais usages.

Un exploit d'aujourd'hui : lire le Décalogue, avec son en-tête (19) du tonnerre, trompettes et fournaise. Pourquoi un exploit ? Parce que le Décalogue est sans pour-quoi, et qu'en cela la métaphore des sous doit être nuancée. Je n'obéis aux règles du marché que parce que j'en sais les raisons. Banquier ou maffieux, voleur ou probe, nul n'ignore ce genre de loi - au contraire, on vient de le dire : ici, la loi, tous s'en servent. Or, du Décalogue, malgré l'apparence si rabâchée, je ne peux dire la même chose au même sens. Dans ce sens en effet, cette loi est largement dépassée : nos codes modernes sont bien plus sûrs, bien plus précis, nos lois sont bien plus "légales".

Il en va de même de la plupart des prétendus "commandements" : ce dieu un peu jaloux et si miséricordieux, ces braves et vertueux avertissements contre les idoles, ces pudeurs rougissantes d'entendre brailler le nom de Dieu au comptoir de zinc, sans oublier ces pauvres soucis de riche propriétaire, ignorant qu'il est d'autres maux que le vol… tout cela est bien gentil, certes. Mais si nous aimons l'enfant en nous, c'est pour lui dire - précisément - adieu. A ce Dieu que tout cela : quant à nous, nous avons grandi. Et nous lisons ces textes comme des grands, sans nous contenter - à moins que la lecture nous y contraigne, mais en ne croyant rien de ce qui se rabâche - d'y voir je ne sais quelle législation pour les petits et "grands"… propriétaires.

Faisons tout de même une politesse au rabâchage : dérangeons la chronologie pour lire 20 avant 19, et pour bonne mesure, acceptons même de lire les cinq derniers "commandements" - les plus rabâchés - avant les cinq premiers. Ce salut bien bas une fois donné, que lit-on ? Ce qu'on lit, et non pas ce qu'on sait d'avance.

Flot d'or et de dollars des quatre dernières paroles (20, 14 à 17) : éclats de rire. Ce qu'on dit qu'il ne faut pas faire, c'est manifestement ce qui se fait tous les jours. Sacré Bon Dieu, quoi de plus comique ? Adultère, vol, faux témoignage et convoitise : dérisoire. Autant dire à l'âne : "tu ne braieras pas"!! Il y est, l'âne, à la fin, avec cette insistance qui devrait nous prévenir. L'âne, avant-dernier maillon de la chaîne femme-serviteur-servante-bœuf-âne-propriété… du voisin. Quand la Bible énumère, il vaut mieux relire. Si le Décalogue devait se réduire à ces sottes "belles paroles", ce moralisme gnangnan ou cucul, ne le lisons pas, mais faisons comme tout le monde : jetons-en la graine à nos poussins et à nos moineaux, c'est assez bon pour eux - et les vaches seront bien gardées, n'est-ce pas ? Quant à nous, gens du monde, coqs ou aigles, laissons cela .

Le sixième "commandement" (20,13) ne fait pas rire ? Mais comme l'or et les brigands, quoi de plus courant ? Nous sommes une bande d'assassins, à n'y même pas regarder de près : cela est à savoir, certes. Mais s'il est vrai que "ce n'est pas bien" de s'entretuer, derechef va-t-on sérieusement demander au lion de se faire végétarien ? Un régime équilibré, quelques conseils alimentaires, peuvent bien être salutaires aux lionceaux, mais enfin nous avons des chats à fouetter, non du temps à perdre. Législation et diététique ont fait là-dessus de notables progrès : qu'on les laisse travailler sans plus s'occuper de ces vieilleries enfantines.

En lirons-nous davantage avec les cinq premiers "commandements" - en admettant le découpage courant qui fait de 20,3 le premier commandement ? D'abord étonné, on ne remarque plus ici de moralisme facile, plus d'économie pateline pour gras propriétaires, plus d'ironie perçant sous les mots trop ornés ou bavards, plus de comique dénégation. Bien sûr quelque gymnastique d'interprétation nous renverrait encore au catéchisme planplan - Ah ces gentils prêches autour de l'idole-bagnole, de l'idole-réussite, de l'idole-consommation…! Mais le texte frappe plutôt par un soin inattendu, des déséquilibres visibles. D'abord ces quatre versets (8 à 11) consacrés tout entiers au seul sabbat ; ces trois versets (4 à 6) consacrés tout entiers aux seules images. Ce qu'il y a de mieux, et ce qu'il y a de pire : voilà ce qui, curieusement, est ici commenté, développé, expliqué, à la manière maniaque dont nous prenons décidément l'habitude. Ensuite ce partage des "oui" et des "non", auquel les cinq dernières paroles vont renoncer, en choisissant le "ne pas". Non à tout autre que Lui, non à l'image, non enfin à la vanité du Nom - mais oui au sabbat, et oui encore au couple parental expressément compris comme tel, parents parant, protecteurs plus que géniteurs. On ne rit plus guère, donc. Est-ce mieux ? C'est pire, hélas.

Comment ne pas être écrasé d'indifférence sous la pesante insistance de ce qui va de soi ? Image et représentation, jalousie et miséricorde, mise en réserve frileuse du Nom, interminables versets du sabbat où l'on psalmodie encore ces énumérations bizarres, obsessionnelles (ni toi, ni ton fils, ni ta fille… comme plus haut les cieux, la terre, la mer…). A ces lourdeurs ne semble guère échapper que le brave petit verset 12, d'autant plus sympathique qu'il est bref - et qu'on est bien tous d'accord : papa et maman sont chouettes. Seulement voilà : au bout du compte, à quoi bon ces évidences qui valent bien, si l'on peut dire, les cinq suivantes ? De quel droit ces paroles ont-elles suscité l'engouement que l'on sait ? S'il est bon de prévenir l'idolâtrie, de faire naître quelque crainte de l'usage immodéré du Nom, de rappeler l'aimable dimanche de la vie, de couronner enfin les auteurs de nos jours - cela s'adresse encore aux enfants.

Et nous qui rêvions d'avance ces textes, en les prenant de confiance pour les "choses sérieuses"! Tout armés de nos propres reconnaissances sur le terrain aride des lois, nous nous apprêtions, tremblants, à passer de l'enfant à l'Homme, du désert Sinaï à la montagne Sinaï, des lois à la Loi, des règles déjà dures à l'impressionnant principe, du profane au Sacré. Et puis non : sautant au Décalogue, on tombe - une fois ôté le filet de ce qu'on croit savoir - de haut et bien bas : grossière prudence de gardiennage, pieuses remontrances… autant dire en quasi régression infantile! Régression pour régression, remontons donc au chapitre 19, pour avoir le cœur net au sujet de ce qui n'est jusqu'ici que fort triste vérité. Qu'y lit-on ?

Que ça barde. Et cette fois on aura tout vu : la régression s'affiche carrément. Désert et Mont, de vénérables qu'on les attendait, deviennent montagnes russes, avec Moïse l'enfoiré qui monte et qui descend, agité comme pantin par le fil ou la voix qui l'appelle en haut pour qu'il transmette en bas, le tout sous rideau de fumée et dans un fracas de cirque. Nous attendions Révélation : c'est Toboggan qui vient, et le texte s'amuse en bonds retentissants. Nous aurions pu nous méfier davantage, d'ailleurs : le toboggan dérisoire s'avoue dès la ruse de ce "Sinaï", aussi bien désert profane que montagne sacrée. Si la redondance coquine nous avait mis plus tôt la puce à l'oreille, nous nous serions évité la rage déçue du Décalogue.

Qu'importe, maintenant la cause est entendue, semble-t-il : vive l'anarchie, sans dieu ni maître, si le fond de la Loi n'est que ce remue-ménage, cette pacotille, cette réclame pour gogos, ce "plein la vue" , et l'ouïe, pour badauds - avant qu'on les prenne pour ce qu'ils sont, et que nous sommes, pauvres de nous : bétail de bonne garde. Prêts à nous prosterner devant la révélation de l'ETRE, nous nous sommes faits AVOIR.

Si l'on se décide à relire une fois de plus - et Dieu sait pourtant que nous croyons avoir déjà lu mille fois ces textes - , si l'on cherche à n'en pas rester là, ce sera donc pour les maigres raisons du lecteur résistant à se faire avoir. Au nom de quoi ? Peu de choses : s'il épuisait le texte, un tel scandale n'aurait guère pu tenir plus de deux mille ans, ce qui est pourtant le cas. Pour aussi objective qu'elle soit, la régression (névrotique, disent les savants : nous savons aujourd'hui en analyser rigoureusement les causes et les effets, les sources et les symptômes) ne saurait tenir longtemps lieu de "religion" - à moins de considérer celle-ci comme un vulgaire gibier de psychologue. Si la fondation et le fondement de la Loi n'étaient que cette "profondeur" dont les sciences humaines élaborent aujourd'hui la théorie, si la Loi du monde ne se résolvait finalement qu'en lois scientifiques, alors théorèmes et équations, hypothèses et expérimentations auraient raison, depuis longtemps, de ces textes, pour en dissoudre le sens dans la froide chimie de l'explication savante. Il en est d'ailleurs largement ainsi ; mais que la religion s'explique en névrose obsessionnelle de l'humanité, et n'en parlons plus. L'avenir d'une illusion nous importe aussi peu que le vide qu'elle cache, comme toute illusion. Ici nous parlons moins religion que nous ne lisons, tout bêtement, pour comprendre.

Obstinés lecteurs - s'il en reste! - qu'avons-nous à dire de plus que cette vérité de science ? Rien qui ne soit dans le texte, à l'énième lecture. S'il est vrai qu'on peut lire partout régression (19) et dénégation (20), ce sens ne peut faire Loi. La régression n'est une "loi" qu'au sens physique et chimique, psychologique en un mot ; la dénégation n'est une "loi" qu'au sens policier ou économique, idéologique en un mot. Mais santé (psychique) et sécurité (civile) ne sauraient donner lieu à cette Loi qu'on attendait, à ce fondement suprême ou souverain que nous nommions naguère liberté (cf. "Chienne de vie"). Santé et sécurité sont tout juste, si l'on insiste, des "conditions" de la liberté, et pas du tout des fondements. Où donc trouver dans ces textes ce qu'ils sont là pour dire et être lu ?

S'il fallait répondre en toute précision, ce serait quatre versets, en tout et pour tout : 19,24-25 et 20,1-2. C'est-à-dire le stupéfiant hiatus censé articuler crainte et tremblement avec l'instruction rigoureuse. Tout est en place pour passer de l'écoute (cette loi des enfants) à l'entente (cette loi des hommes), ces deux pôles de l'alliance attendue (19, 5) ; or, de la préparation à l'injonction, de la veillée d'armes à l'ordre de mission, que lit-on ? Des lois ordinaires à la Loi extraordinaire, du fondé au fondant, qu'y a t il ? Une blague, où nous proposons de ne voir rien de moins que le secret de la Loi, le sens caché de ce non-sens manifeste, le Sacré de la liberté.

La blague, d'abord : l'Éternel joue un bon tour à Moïse. Comme si soudain le tireur de ficelles se méfiait de son jouet. Sauf Son respect, il faut supposer que l'Éternel ment : "tu monteras ensuite avec Aaron". Petit mensonge, il est vrai : une prévision pas vraiment confirmée, à peine une promesse non tenue. L'Éternel en fait bien d'autres, dans la Bible (demandez à Jonas) ; mais enfin, quand on s'appelle Dieu, de telles fantaisies… ? Or, justement, la liberté, c'est de la blague. Qu'est-ce qu'une blague ? Un moment d'absence à soi abandonnée à l'autre, s'il veut bien entendre et s'en saisir - à quoi nul ne peut le contraindre. Éclater de rire au Décalogue n'était pas une si vilaine lecture, si être libre c'est se moquer de soi, si la vraie morale se moque de la morale, et si la Loi se moque des lois.

Le secret, ensuite : la triple redondance de 20,1 confirme qu'on n'en est plus au spectacle de cirque, à l'enfance, et pas encore à la névrose sécuritaire. On en est à la "parole", dont ce qui précède et ce qui suit n'est que le nid. Parler, dire, prononcer : à l'écart, en absence de peuple et même de chef, la Loi peut se faire entendre. Dans le silence ? Pas exactement : on a vu que ça bardait de toute part, et l'écho doit bien gronder encore. Dans le vide ? Non pas : le Sinaï se dresse, roc massif, et place encore chaude, en odeur de Moïse et de fournaise. Alors quoi ? Ni silence, ni vide, mais se terrer et se taire, oh certes! Comme quand l'Autorité parle, une fois assurée - fût-ce par crainte (le peuple, et les enfants) ou par ruse (le chef, et les hommes) - des signes formels de l'obéissance. C'est que le risque de n'être pas entendue, elle n'y peut rien, l'Autorité. Quel est son message, fond suivant immédiatement la forme ? Celui qui Est - ce secret du fonds sacré de la Loi, ce fondement d'existence, si exister veut dire autre chose que naître ou vivre - ce qui est, donc, c'est ce qui fait sortir de servitude. Nous voilà rendus : la Loi, d'autorité, c'est la liberté. Comment ça ?

Naître : c'est grandir au désert des enfants-nés, errer quarante ans pour s'instruire patiemment, entre caprices et leçons, entre violences et jouissances, à l'école des lois. Maintenant, c'est en outre mourir, ou plutôt craindre de mourir. Naître = danger de mort (19,12-13-16-18-22-24), sens dévoilé de l'épouvantable leçon d'Amalek. Vivre : c'est se soumettre aux claires conditions de l'avoir qu'on veut durable, de ces biens qui doivent être protégés par la confiance et le crédit commun. Dollar, on l'a vu, et on le sait : "in God, we trust". Parents, on l'a vu, et on le sait : parant, pour pouvoir vivre au pays. Régression et dénégation n'avaient de sens que jusque-là : s'il s'agit seulement de naître et de mourir, de vivre et de bien vivre - bref s'il s'agit seulement de la bête de labeur et de somme que, certes, il me faut bien être. Mais alors point de Loi ici, point d'autre Sinaï que le Sinaï, point d'autre Homme que l'homme, point d'autre Dieu que dieu  : seulement la litanie et la liturgie de ces lois auxquelles les enfants obéissent par force plus que par raison, et auxquelles les hommes obéissent par raison plus que par cœur.

Mais la Loi au cœur de l'existence, quant à elle, celle de l'autre Homme, de l'autre Dieu, dit ceci au lecteur de ces textes : il n'y a d'autre Dieu que libérateur, d'autre Homme que libéré, et d'autre Loi que la liberté.

Voilà pourquoi il fallait bien décevoir, pourquoi il fallait bien d'abord mettre le peuple en foire et envoyer Moïse se faire voir ailleurs. Voilà pourquoi ensuite il fallait bien user encore de la ruse du "tu ne feras pas ce que tu fais sans cesse et dont nul ne saurait sérieusement t'empêcher", tandis qu'on ne devait réserver la permission qu'à l'évidence du repos et des parents. Qu'est-ce donc que la liberté, en effet, sinon cette parole qui ne peut dire ce qu'il faut faire, sous peine de contradiction ? Elle ne peut dire au mieux que la convention de ce qui se fait déjà , et renvoyer le reste à l'arbitraire du "ne pas faire" . Tel est l'inter-dit, coincé entre l'enfant et l'homme ; telle est la Loi, adressée à tous et à personne ; telle est l'autorité - qui ne vaut rien, et sans laquelle rien ne vaut. Ce qu'il fallait démontrer sans montrer, ces textes, entre monstruosités et remontrances, le donnent à lire.

Bergerac, 1990

Gilles Clamens: gilles.clamens@wanadoo.fr

 

   
« Car jusqu'à la Loi il y avait du péché dans le monde, mais le péché n'est pas imputé quand il n'y a pas de loi. »
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