Numéro 3 - EXCÈS sommaire    actuel    ‹‹‹    ›››
 
 
La vraie vie (extrait)
Alban Lefranc

On marche donc dans la nuit qui remue, on est heureux de l'air vibrant entre les hautes façades bleues, la main nonchalante poursuit ses trajets du coin de la bouche au bout du bras qui retombe. On se dit qu'on pourrait dire tout cela à un ami tendre, qu'on pourrait fixer des impressions utiles dans un bar ouvert, que cette histoire avec Johanna est sans importance. Des cônes ardents respirent aux réverbères ; des passants tout à leur fonction de passants passent tout exprès pour nous, plus ou moins effondrés selon les angles et la lumière ; des chiens aboient ; des fenêtres s'allument ; des intérieurs tintent aux étages : cela fait un ensemble délicieux. On ralentit le pas, on mêle un peu mieux sa marche aux froissements de la nuit près des vitrines, on respire dans ce froissement. Quel bonheur, on se dit, Quel bonheur vraiment d'être admis sans rien demander à ces simples miracles, on est ému, on pleure un peu forcément, et puis cela passe aussi.
On continue de marcher, un peu n'importe comment, un peu n'importe où, on est le jouet de notre plaisir à marcher. Qu'est-ce qu'on foutait putain avec Johanna ?
On voit : une femme aux fortes épaules le visage rectangulaire et martial (d'où vient la certitude au fait que c'est une femme?) dans une blouse où fourmillent des petites fleurs rouges (on est un peu trop loin pour distinguer) porter avec concentration un cageot de fruits dans une voiture ; une grande femme rousse emmitouflée de châles sombres dont on aurait envie de presser la chair ; des enfants juchés sur des vélos ; le pavé soulevé des rues comme l'écume d'une violence faite là en dessous ; des arbres aux troncs striés ; des pierres muettes ; un insensé morceau de tuyau qui baille le long d'un mur ; une chemise jaune qui dégouline dans le froid sur un étendoir à linge au bord d'une fenêtre ; des enfants très rouges et très heureux sans doute qui forment une espèce de ronde et qui crient ; des chiens majestueux un peu effrayant au poil long et noir toujours, les yeux béants de fidélité à la terre ; la présentation, dans une vitrine de plain-pied avec le trottoir, de buveurs presque tous très jeunes et des deux sexes, vraiment offerts à l'attention des amateurs, bougeant et remuant les lèvres dans la demi pénombre du bar ; un vieil homme à casquette noire ; des couples par dizaines, par centaines, qui envahissent les rues, en veux-tu en voilà, un déferlement de couples, un complot des couples simulant le bonheur les salauds ; le souvenir d'un ciel bleu à midi embrasé au-dessus des maisons.
Et puis très vite on est perdu dehors forcément, la nuit noie tout aussi, et dans l'état où on est. Il est temps de se sortir Johanna de la tête, de faire son travail de deuil, chez quel psychanalyste de revue est-on allé chercher cette expression ? On ne trouve pas le nom des rues, on a dû quitter le quartier à un moment ou un autre, sans y prendre garde. Il y avait la gare un jour quelque part par là, mais on ne reconnaît rien. Travail de deuil ! Trauerarbeit ! Soudain on décide de repasser au je prochainement. D'y penser. Il y a cette façade flétrie qui voudrait pleurer de toutes ses pierres, qui n'en peut mais, qui se dresse encore vaillamment.
Livré à soi-même on remue des histoires sombres, des trahisons, des appétits de meurtres, des sauvageries bêtement différées, on retrouve avec les yeux du dedans des paysages, des plages frémissantes d'aube salée, des foisonnements d'arbustes qui rissolent dans la lumière d'été, les rayonnages de livres dans la maison de campagne, le bourdonnement du vieil ordinateur, et puis plus rien, ça finit par fatiguer à la fin.
On se dit qu'on était sorti pour sortir de soi surtout, de ce vain remuement de livre d'images niaises, de cette indigente histoire. On regarde. Rien. On regarde mieux. Quelqu'un s'approche. Une forme solennelle vacille près d'un mur à notre rencontre. C'est désert, on n'ose pas l'aborder, il est trop tard pour essayer de corriger sa lâcheté. On cherche des rues plus animées. On rattrape la forme, c'est un militaire en treillis, on lui demande la gare, il indique des rues, des tournants, des raccourcis, des souterrains ? des échelles ? on le remercie. Pourquoi au fait cherche-t-on la gare ? On marche plus vivement. On retrouve la gare qui était derrière ces palissades couvertes d'affiches pour des diapositives sur le Tibet. Dans deux mois on aura oublié son visage, dans deux ans son prénom : Johanna ? Christiana ? Vera ?
On entre dans la gare : le flot de lumière nous terrorise, on regarde les quelques maigres sandwichs derrière un aquarium, de loin suffisamment pour ne pas être questionné. On ressort. Le centre animé est proche maintenant. Il faut longer un cimetière où se frottent indistinctement des feuillages sombres. Je veux me réfugier dans un bar, je me réfugie dans ce bar tonitruant tout de suite à droite, je monte les marches de fer, je pousse la porte, je ferme les yeux à tout hasard, mais du rouge y est, un rouge comment dire moins rouge, moins rouge que d'habitude la nuit, la nuit quand je marche, la nuit pour m'effacer le rouge de derrière mes yeux, mais impossible à confondre avec du noir ce rouge moins rouge, avec le noir normalement qu'on a sous les yeux quand on les ferme, quand on écoute comme là-dedans la musique cubaine des étudiants heureux, Ce putain d'éclairage rouge comme une morsure n'arrange rien je me dis en atteignant sans encombre une place derrière la colonne où un torero évite de justesse un taureau très noir sur une affiche, je redresse la tête après une nouvelle vérification du rouge derrière les yeux toujours là, je m'absorbe dans la contemplation des étiquettes de bières traditionnellement plus sombres, plus garantes de l'ordre établi, garantes du noir derrière les yeux, plus rassurantes que toute cette pauvre imagerie de fourches et de grils sur les tequila/whisky/ gins et consorts, je commande une bière mais vaguement, sans insister, je sais qu'ils ne me servent jamais ici, mais ils ne me virent pas non plus c'est l'avantage, et l'essentiel de mes efforts porte toujours sur les autres consommateurs, que j'essaie de convaincre en exhibant toute la normalité possible de la congruité de ma présence avec les lieux, et si je lève la main pour la bière qui me redonnerait le noir des gens normaux derrière les yeux, je prends garde qu'elle reste vague, la main, que ça reste une main distraite, effleurant d'importunes ombres, je prends garde qu'on puisse croire de loin que je n'ai rien commandé, que je joue avec un papillon ou un souvenir lancinant de la petite enfance, et pendant que ma main distraite s'agite, je me promets de trouver quelque moyen de pénétrer dans l'appartement de Christian, de trouver son adresse, de vérifier une bonne fois pour toutes que Christian existe, qu'il existe vraiment, je l'appelle Christian un peu par convention, par défi, je me dis comme ça devant les bouteilles du bar Je vais me le faire Christian cet enculé, mais je ne suis plus très sûr à cette heure de l'avoir déjà vu. Quant à Johanna-Christina-Vera il y a des matins, pour dire vrai, sur mon banc près du fleuve, où je doute avoir connu quelque chose de ce goût là.

Aussitôt que j'aurai pu voler un peu de sa bière à cette fille qui me tourne le dos, et que le noir aura repris ses droits sur mes yeux quand je les ferme, et que le bar aura fermé, je réfléchirai à tout ça, promis. J'attendrai le temps qu'il faudra, je ne suis pas pressé, je vais bientôt me reprendre, le temps de confier à quelque Allemande éméchée un peu de mes somptueuses douleurs. Ça ne se passera pas comme ça. Plus jamais comme à Paris. Pas question. Pas avec moi. Non.

Dresde, mars 2001, la nouvelle intégrale est disponible en volume sur le site de
Hache : www.dtext.com/hache

Alban Lefranc: sur l'auteur

 

   
« C'est la santé entre deux reprises de la fièvre chaude qui va passer.
C'est la fièvre entre deux reprises d'une insurrection de bonne santé. »
© 2002   das gefrorene meer - la mer gelée