« Il était assis, nu, dans sa berceuse. »
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L'INNOMMABLE de Beckett et LES MEDITATIONS SUR LA PHILOSOPHIE PREMIERE de Descartes
Marina Barré, traduction: Alban Lefranc
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Parallèle: Dans un espace fini, droite qui reste dans un même intervalle par rapport à une autre droite et ne la rencontre pas.
Beckett quand il était lecteur à l'école Normale Supérieure avait
déjà commencé ses lectures intensives de Descartes, et avait pris
quantité de notes(1). Celles-ci fournirent le point
de départ de sa première publication en juin 1930, Whoroscope, un
poème sur la vie de Descartes. Ce poème et sa genèse sont présentés
de tous côtés comme une blague de potache. Pour autant l'influence
de la philosophie cartésienne sur Beckett doit être tout à fait prise
au sérieux: elle s'étend bien au-delà du cadre de ces premières lignes
publiées, et marque l'avènement de l'Irlandais à lui-même, comme écrivain.
Le
mot influence n'est pourtant pas approprié pour rendre compte du rapport
qui se joue entre l'Innommable et Les Méditations. Pour analyser cette
relation, la mettre en valeur du moins, qu'on me permette de recourir
au concept de parallèle au sens géométrique: dans un espace fini,
droite qui reste dans un même intervalle par rapport à une autre droite
et ne la rencontre pas. On pourrait tracer des parallèles entre les
deux œuvres dans la mesure où des ressemblances peuvent être mises
à jour, et où elles obéissent à un principe de construction comparable.
A partir de cette prémisse, la thèse pourrait être formulée de la
façon suivante: la démarche cartésienne détermine la définition du
Je dans L'Innommable. Mais il faut ajouter que rien, à aucun moment,
ne peut assimiler les deux œuvres l'une à l'autre: l'écart entre elles
les constitue, de même façon que deux parallèles ne peuvent exister
que par une insurmontable distance. Le problème de la radicalisation
du scepticisme chez Beckett fournit un point de départ à l'analyse.
La thèse ici serait celle d'une absolue radicalité de Beckett, rendue
possible par le sens tout à fait nouveau qu'a pris pour lui la raison.
Parallèles:
correspondance; comparaison, cas comparable
Il
y a de très nettes parallèles - au sens de correspondances - entre
les deux premières Méditations et L'Innommable. Ces parallèles ont
plusieurs points d'ancrage:
Le
Je-Narrateur est défini par sa quête de vérité, le doute étant un
moyen d'acquérir une connaissance solide.
L'homme est réduit à sa substance pensante, le corps et l'esprit sont
séparés, et la solitude de l'homme prend dans le solipsisme toute
sa dimension tragique. Ce Je qui prend la parole au début des Méditations
a perdu tous ses repères. Il ne se berce plus de l'illusion qu'il
vit dans un monde vrai, qu'il y a une base solide à la connaissance,
et par conséquent à la vie.
"Il y a déjà quelques temps que je me suis aperçu que, dès mes premières
années, j'ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et
que ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait
être que fort douteux et incertain…"
De même, le point de départ de Beckett est un constat d'incertitude
absolue. L'Innommable s'ouvre avec trois questions qui d'emblée retirent
tout fondement à une quelconque narration: "Où maintenant? Quand maintenant?
Qui maintenant?"
Chez Descartes, une des causes de cette incertitude radicale, de cette
absence de tout fondement s'enracine dans la violente remise en question
de l'éducation, et partant de l'ancienne soumission à tous les enseignements:
"Il me fallait entreprendre sérieusement une fois dans ma vie de me
défaire de toutes les opinions que j'avais reçues auparavant dans
ma créance."
Chez Beckett pareillement, c'est la détermination du sujet par l'extérieur,
sa dépendance, qui motive le scepticisme. La voix du Je n'est même
plus la sienne: "Elle (la voix) sort de moi, elle me remplit, elle
clame contre mes murs, elle n'est pas la mienne, je ne peux pas l'arrêter,
je ne peux pas l'empêcher, de me déchirer, de me secouer, de m'assiéger."
Le Je ne dispose plus de lui-même, il est pour ainsi dire dirigé de
loin et c'est ce que souligne l'apparition des "ils". Ce pluriel indéterminé,
cet Autre assiège le Je et lui impose sa parole: "Ils me regardent
de loin peut-être…"
"Mais sa voix (de Mahood) continuait à témoigner pour lui, comme tissée
dans la mienne, m'empêchant de dire qui j'étais, ce que j'étais, afin
de pouvoir me taire, ne plus écouter"
Cette détermination par le dehors est soulignée par le vocabulaire
de l'esclavage: ces "ils" sont peut-être des "tyrans", le Je est un
ilote.
Cet effacement des repères introduit la recherche d'un nouveau fondement.
Chez Descartes ce revirement s'exprime ainsi: "commencer tout de nouveau
dès les fondements." Chez Beckett les questions initiales constatent
l'égarement tout autant qu'elles exigent la quête d'un hypothétique
fondement.
Au cours de cette recherche, le scepticisme permet d'écarter le non-savoir,
c'est-à-dire tout ce qui ne peut être démontré avec une certitude
absolue - dans un premier temps toute chose. Tout ce qui était connu
jusqu'ici ou était cru certain, est dévalorisé:
"Me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues auparavant dans
ma créance." (Descartes)
Le doute est d'abord porté sur les sens (c'est le fameux argument
de la folie et du rêve qui disqualifie toute connaissance de cet ordre)
avant que la fiction du dieu trompeur ne renverse le savoir en général:
"Toutefois il y a longtemps que j'ai dans mon esprit une certaine
opinion qu'il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j'ai été fait
et créé tel que je suis. (…) comme je juge quelquefois que les autres
se trompent dans les choses qu'ils pensent le mieux savoir, que sais-je
s'il n'a point fait que je me trompe aussi toutes les fois que je
fais l'addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d'un
carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l'on
peut juger encore plus facile que cela." (Descartes)
Beckett reprend à son compte le doute cartésien, conformément à cette
recherche entreprise par son narrateur. Celui-ci doute de ses sens.
Il se méfie de sa perception du mouvement. Au début du roman, Malone
est décrit qui passe continûment auprès de lui. Mais cela même est
bientôt mis en doute, comme tout le reste:
"Il passe devant moi, à moins que ce soit moi qui passe devant lui."
Le doute vaut surtout pour la faculté de reconnaître du connu: "Il
passe près de moi, à quelques pieds, lentement, toujours dans le même
sens. Je crois bien que c'est lui. Ce chapeau sans bord me paraît
concluant. Parfois je me dis, Ne serait-ce pas plutôt Molloy?" (cette
situation est un doublet ironique des Méditations, où Descartes se
demande s'il doit prendre pour des hommes ces formes en chapeaux qui
passent sous sa fenêtre)
Ainsi, toute perception des sens est bannie, n'offre plus aucune certitude.
"Les choses, les figures, les bruits, les lumières, dont ma hâte de
parler affuble lâchement cet endroit, il faut de toute façon, en dehors
de toute question de procédé, que j'arrive à les en bannir. Souci
de vérité dans la rage de dire."
Le
scepticisme va plus loin que chez Descartes et une nouvelle version
du dieu trompeur est introduite. Assez tôt dans le roman, à la manière
de Rousseau au début de son Discours sur l'origine de l'inégalité
parmi les hommes(2) toutes les éventualités apparaissent
également fictives et arbitraires: "J'ajoute, pour plus de sûreté,
ceci. Ces choses que je dis, que je vais dire, si je peux, ne sont
plus, ou pas encore, ou ne furent jamais, ou ne seront jamais, ou
si elles furent, ou si elles sont, su si elles seront, ne furent pas
ici, ne sont pas ici, ne seront pas ici, mais ailleurs."
Tout énoncé est frappé de nullité:
"Et Basile et consorts? Inexistants, inventés pour expliquer je ne
sais plus quoi. Ah oui. Mensonges que tout ça."
La cause de cette insurmontable fausseté?: ce sont les ils, qui disposent
du narrateur comme d'une marionnette et décident de ce que devient
le Je. Le Je en fin de compte est un golem, la création des ils, l'Adam
d'un Dieu le Père multiple.
"Ah si seulement ils pouvaient commencer, qu'ils fassent de moi ce
qu'ils veulent, qu'ils réussissent cette fois, à faire de moi ce qu'ils
veulent, je suis prêt à être tout ce qu'ils veulent, je suis las d'être
matière, matière tripotée sans cesse en vain. Ou que de guerre lasse
ils m'abandonnent, en tas, dans un tas tel qu'il ne se trouve jamais
plus assez fou pour vouloir lui donner forme. Mais ils ne sont pas
d'accord, ils ne savent pas ce qu'ils veulent faire de moi, ils ne
savent pas où je suis, ni comment je suis, je suis comme de la poussière,
ils veulent faire un bonhomme de poussière."
Le scepticisme absolu provoque la séparation du corps et de l'esprit,
plus précisément la réduction de l'homme en pure substance pensante.
Au début des Méditations le Je est encore un homme, dans sa double
dimension, corporelle et spirituelle:
"Je suis ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant
ce papier entre les mains."(3)
Très rapidement chez Descartes, le corps est pour ainsi dire mis hors
d'état de nuire. Seuls les sens peuvent le saisir et ceux-ci ont déjà
été écartés par l'argument du rêve. Le titre de la 2nde méditation
indique assez que la réhabilitation du corps n'est pas le projet de
Descartes: "De la nature de l'esprit humain, et qu'il est plus aisé
à connaître que le corps." Le caractère idéel du je est souligné par
l'image de la cire(4) (qu'on retrouvera chez Beckett)
L'homme connaît mieux son esprit que les phénomènes de son environnement,
et son corps n'est plus qu'un de ces phénomènes.
Les personnages de Beckett éprouvent dans leur corps cette réduction.
La première forme prise par le Je dans L'Innommable est Mahood, celui-ci
apparaît sous la forme d'un estropié:
"Mais avant d'en dresser le portrait sur pied, il n'en a plus qu'un…"
Son voyage autour du monde réduit Mahood à un tronc:
"En effet, du grand voyageur que j'avais été, à genoux les derniers
temps, puis en rampant et en roulant, il ne reste plus que le tronc
(en piteux état), surmonté de la tête que l'on sait, voilà la partie
de moi dont j'ai le mieux saisi et retenu la description."
Après la fin (la mort?) de Mahood le je devient Worm, le pas-encore-incarné,
le pas- encore-homme: "Ses sens ne lui apprenaient rien, ni sur lui
ni sur le reste, et cette distinction lui est étrangère. Ne sentant
rien, ne sachant rien, il existe pourtant…"
L'ultime conséquence de cette réduction du monde phénoménal, de cet
éreintement de l'homme par le scepticisme, c'est la solitude ontologique
radicale, le solipsisme. Chez Descartes, rien ne subsiste après sa
pratique systématique du scepticisme. Tout ce que l'homme peut percevoir
d'autrui est livré en pâture à celui-ci. Même lorsqu'une base de connaissance,
un principe se manifeste (le cogito) l'homme reste seul avec cet acquis:
la réflexion du sujet, démontrée comme première vérité, enferme l'homme
dans un monde autocentré. Dans cette position solipsiste, l'homme
est fondamentalement un être solitaire.
Chez Beckett également les personnages sont conduits au solipsisme.
Mahood quitte sa famille et devient un tronc sans contact avec le
monde extérieur. La serveuse Marguerite l'utilise comme objet publicitaire
pour son restaurant et de temps à autre s'occupe de lui: "Au début
de la morte saison elle me fait un nid de chiffons, bien tassés tout
autour de moi, pour prévenir les refroidissements. C'est douillet."
Mahood prend l'attention de Marguerite pour une reconnaissance
de son existence, tant et si bien qu'il la rebaptise Madeleine, en
allusion à Marie Magdalena. Cette possibilité d'un rapport à autrui
est bientôt anéantie, d'un revers de main: on ne peut pas s'y fier:
"Disons-le net, cette femme est en train de perdre la foi en moi."
C'est toute forme de communication qui est visée par le doute: la
communication présuppose la croyance, le dévouement pour autrui. En
conséquence de ce doute resurgi, Madeleine- Marguerite reprend bientôt
son identité première. Worm de son côté prétend ne pas être encore
né, se retire dans la sphère du pas-même-encore-moi.
Le Je - aussi problématique et variable qu'il puisse être - pourrait
être défini par le trait suivant: quelque soit la forme qu'il prenne,
il considère autrui comme une création de son esprit et non pas comme
un phénomène possible (mögliche Erscheinung). On peut expliquer cette
disposition de la façon suivante: le Je (les personnages qui en tiennent
lieu) ne dispose pas d'une identité propre, en conséquence de quoi
ce Je n'est pas capable d'en reconnaître une aux autres. La conséquence
est le refus de tout élément étranger, de toute détermination par
le dehors, vécue comme une aliénation:
"il y a quelqu'un, quelqu'un qui vous parle, de vous, de lui, puis
un deuxième, puis un troisième, puis le deuxième encore, puis les
trois à la fois, ces chiffres à titre d'indication, tous à la fois,
qui vous parlent, de vous, d'eux, je n'ai qu'à écouter, puis ils s'en
vont, un à un, ils se taisent, un à un, et la voix continue, ce n'est
pas la leur, ils n'ont jamais été là, il n'y a jamais eu personne,
personne que vous, jamais eu que vous, vous parlant de vous."
La reconnaissance, à titre de simple possibilité de l'existence d'autrui,
annonce aussitôt la folie du narrateur. Rien de ce qu'on perçoit d'autrui
ne peut contester le scepticisme. La croyance en l'existence d'Autrui
est liée à la détermination par l'extérieur: les autres ne sont rien
de plus finalement que cette voix qui domine le Je et l'aliène, le
dérobe à lui-même.
Deux droites sans intersection: ou comment le scepticisme de Beckett
est d'une autre nature que celui de Descartes
Chez
Descartes le scepticisme est un acte qui dépend de la volonté:
"Aujourd'hui donc que, fort à propos pour ce dessein, j'ai délivré
mon esprit de toutes sortes de soin, que par bonheur je ne me sens
agité d'aucunes passions, et que je me suis procuré un repos assuré
dans une paisible solitude, je m'appliquerai sérieusement et avec
liberté à détruire généralement mes anciennes opinions."
L'acte de volonté est une pratique nécessitant une méthode, et celle-ci
tout autant qu'elle ne prend sens que par rapport à certaines conditions
de possibilité, exige une résolution sans faille.
"Mais cette entreprise me semblant fort grande, j'ai attendu que j'eusse
atteint un âge qui fût si mûr que je n'en pusse espérer d'autre après
lequel je fusse plus propre à l'exécuter; ce qui m'a fait différer
si longtemps que désormais je croirais commettre une faute, si j'employais
encore à délibérer le temps qui me reste pour agir."
Cette entreprise n'a de sens que par rapport à un projet: trouver
une base fiable à la connaissance. Elle a donc un caractère épistémologique
et heuristique. Ce scepticisme pratiqué méthodiquement porte bientôt
ses fruits: Dans la deuxième méditation, Descartes parvient à une
connaissance solide: le cogito. L'auto réflexion du sujet devient
ainsi le premier principe vrai: que je pense que je pense, ou écris,
ou rêve, quand je me consacre à ces activités, est toujours vrai,
même si celles-ci sont illusoires.
C'est tout à fait différent chez Beckett: il n'y a chez lui aucun
objectif auquel le doute se soumettrait. Celui-ci est plutôt un état
dont rien ne permet de s'arracher. Aucune condition n'est évoquée
qui définirait le cadre où le doute peut s'exercer: il est toujours
déjà là, d'emblée. Les trois premières questions qui ouvrent l'Innommable
donnent la mesure des dégâts: "où maintenant? quand maintenant?
où maintenant?" Sans cesse de nouvelles questions sont posées, le
je ne reprend jamais pied. La méthode prônée par Descartes (auteur
également du Discours de la Méthode) est totalement récusée par Beckett,
quelle qu'elle soit. C'est la méthode qui détruit tout et aliène l'homme
(6)
"Cependant, je ne désespère pas, cette fois-ci, tout en disant qui
je suis, où je suis, de ne pas me perdre, de ne pas partir, de finir
ici. Ce qui empêche le miracle, c'est l'esprit de méthode, auquel
j'ai été un peu trop sujet."
La méthode est une maladie, une sorte de pus. "Et je ne serais bientôt
plus qu'un réseau de fistules charriant le pus bienfaisant de la raison."
Tandis que chez Descartes le doute est une condition de possibilité
du cogito et que celui-ci introduit un tournant positif, les moments
comparables au cogito ne durent jamais très longtemps chez Beckett,
ils sont très vite balayés par une nouvelles vague de doutes, par
une nouvelle destruction des acquis. A la fin de la première période
qui s'étend sur plusieurs pages, on peut croire que le narrateur a
atteint le stade du cogito, le moment de la connaissance: "résumons,
après cette digression, il y a moi, je le sens, oui, je l'avoue, je
m'incline, il y a moi, il le faut, ça vaut mieux…"
Mais cette révélation ironique nie la méthode, et l'on voit bien que
la raison analytique est foulée aux pieds. Cette révélation est trop
instable, elle n'est qu'un moment extrêmement fragile de l'auto-persuasion.
Comme principe, elle devient tout à fait grotesque: si on l'accepte,
tout peut être alors accepté, sans aucune distinction: "Autres résolution,
tant qu'à faire, c'est ça, hardiment, autres résolutions." Il ne s'agit
pas de fonder quelque base solide mais plutôt d'amasser le plus grand
nombre possible de résolutions: la misère ontologique du je y prend
une dimension burlesque. Cette scène de comédie se termine sur un
renversement de tous les résultats précédents:
"Quand j'y pense, c'est-à-dire, non, je n'ai rien dit, quand j'y pense,
au temps que j'ai perdu avec ces paquets de sciure, à commencer par
Murphy, qui n'était pas le premier, alors que je m'avais moi, à domicile,
sous la main, croulant sous mes propres peaux et os, des vrais, crevant
de solitude et d'oubli, au point que je venais à douter de mon existence,
et encore aujourd'hui, je n'y crois pas une seconde."
Dans cette radicalisation du doute la farce est indéniable. La situation
sans issue qui transparaît dans les phrases citées n'est pas seulement
le cri tragique du je désarmé, c'est aussi et surtout une parodie
du cogito, une parodie de la démarche sérieuse de Descartes.
C'est
d'ailleurs ces éléments parodiques qui marquent le plus nettement
le fossé qui sépare Descartes de Beckett. La connaissance philosophique
n'est pas seule en cause. C'est peu de dire que le statut du narrateur
omniscient en sort considérablement affaibli, et si Beckett pourtant
n'y renonce pas tout à fait, c'est pour mieux révéler que cette position
est intenable. Il est aussi presque parodique de considérer L'Innommable
comme un roman: toutes les caractéristiques du genre sont balayées
et auprès de ce livre les expérimentations du Nouveau Roman paraissent
bien sages. Beckett leur est pour autant associé (traditionnellement,
et pas seulement à cause de leur éditeur commun, Minuit); Simon, Robbe-Grillet
et Pinget (que Beckett traduisit en anglais) ont très tôt reconnu
l'influence de l'Irlandais. La catégorie Roman, ou Nouveau Roman ne
permet pas de saisir ce qui est en jeu ici. Une remarque de Blanchot
montre les limites voire l'impossibilité de ce type de différenciation:
"Le fait que les formes, les genres n'ont plus de signification véritable,
qu'il serait par exemple absurde de se demander si Finnegan's Wake
appartient ou non à la prose et à un art qui s'appellerait romanesque,
indique ce travail profond de la littérature qui cherche à s'affirmer
dans son essence en ruinant les distinctions et les limites."
[Une citation d'Alfred Alvarez reprise par Bair dans sa biographie
de Beckett montre assez comment le l'humour burlesque de Beckett
est parfois tout à fait ignoré: "quelque inépuisable que ce filon
puisse être pour les universitaires, pour le lecteur ordinaire,
fût-il plein de zèle, L'Innommable est dangereusement proche de
l'Illisible." On n'insistera pas sur le jeu de mots assez pitoyable.
On peut se demander ce que c'est qu'un lecteur normal et qui peut
prétendre avoir le droit d'isoler une telle catégorie. On peut s'amuser
à imaginer l'interprétation que ferait Adorno (qui a abordé et commenté
l'œuvre de Beckett, avec une gravité parfois qui l'étouffe) d'une
phrase de ce genre: "Pourquoi aurais-je un sexe moi qui n'ai pas
de nez?" Quand l'universitaire ne déclare pas Beckett illisible
pour le reste de l'humanité, il a recours sans scrupule à une psychologie
rapetissante. C'est ainsi que sans ciller Deirdre Bair peut écrire:
"Cette œuvre est nécessaire à Beckett à ce moment particulier de
sa vie. Elle l'aide á affronter la mort imminente de sa mère ainsi
que les sentiments de dépendance et de culpabilité qui empoisonnent
ses relations avec elle."] Alban Lefranc
Origine
de l'écart: Comment Beckett parvient à cette radicalisation du doute?
Le
Je qui parle dans lnnommable n'est plus maître de lui-même. Son esquisse
de cogito est sans cesse brisée à nouveau, aucune sécurité n'est plus
possible. Cette impossibilité de trouver une issue au doute tient
au fait que le Je dépend du dehors, sans recours possible. Les métaphores
animales expriment parfois, avec une radicalité tragique bien éloignée
du burlesque mentionné précédemment, un effort - rageur dans son inutilité
- pour s'arracher à cette aliénation:
"une bête née en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage
de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage
de bêtes nées en cage de bêtes nées et mortes en cage nées et mortes
en cage de bêtes nées en cage mortes en cage nées et mortes nées et
mortes en cage en cage nées et puis mortes nées et puis mortes, comme
une bête."
La répétition ici exprime cette aliénation en montrant un Je qui n'est
plus maître de sa langue, livré sans recours à cet état. Une autre
métaphore problématise ce thème, celui du perroquet. Pour le lecteur
de la trilogie (Molloy et Malone meurt formant avec l'Innommable un
univers à part dans l'œuvre de Beckett) le perroquet est un motif
familier, souvent très complexe. Mais dans L'Innommable, il est très
clairement associé à cette dépendance: "Un perroquet, ils sont tombés
sur un bec de perroquet. S'ils m'avaient dit ce qu'il faut que je
dise, pour être approuvé, je le dirais forcément, tôt ou tard." Ne
pouvant que répéter ce qu'on lui dit, le narrateur est rivé à son
impasse.
La
métaphore du perroquet dévoile aussi une autre dimension du scepticisme.
Le perroquet doit répéter, interminablement, mais on (les maîtres,
les dieux?) ne lui donne aucune indication. C'est la langue qui le
tient enfermé, c'est la langue qui forme sa cage. Au début du roman
déjà, la question est posée de l'origine de cette voix qui sort du
Je, mais qui n'est pas la sienne:
"Elle (la voix) sort de moi, elle me remplit, elle clame contre mes
murs, elle n'est pas la mienne, je ne peux pas l'arrêter, je ne peux
pas l'empêcher, de me déchirer, de me secouer, de m'assiéger."
Sans cesse est soulignée cette non-maîtrise sur le dit, sur la voix
elle-même:
"Ils m'ont gonflé de leurs voix, tel un ballon, j'ai beau me vider,
c'est encore eux que j'entends."
"Qu'à cela ne tienne, repos est un mot à eux, penser aussi."
"Mais je ne dis rien, ces voix ne sont pas de moi, ni ces pensées,
mais des ennemis qui m'habitent."
A la différence de Descartes chez qui le processus de la réflexion
- purement mental - apparaît non médiatisé, le Je de Beckett est conscient
que tout passe par l'entremise de la langue. Ce qui est pensé n'est
pas immédiatement pensé, c'est pensé dans la langue, c'est à dire
à l'intérieur d'un système. D'où la question du Je:
"Y-a -t-il un seul mot de moi dans ce que je dis?"
et la réponse, tragi-comique:
"Non, je n'ai pas de voix, à ce chapitre je n'ai pas de voix."
Ce Je est toujours déjà déterminé par la langue, c'est pourquoi il
lui est impossible de se trouver lui-même, de se saisir pur de toute
détermination. Ce qui est pensé et ce qui est dit ne peuvent être
confondus: entre le pensé et le dit, il y a le même fossé insurmontable
qu'entre le vécu de l'individu et la généralité du système.
"Moi je n'ai jamais parlé, j'ai l'air de parler, c'est parce qu'il
dit je comme si c'était moi, j'ai failli le croire moi aussi, vous
l'entendez, comme s'il était moi, j'ai failli le croire moi aussi,
vous l'entendez, comme s'il était moi, moi qui suis loin, qui ne peut
pas bouger, qu'on ne peut pas trouver."
C'est
parce qu'il y a la langue que le Je ne peut se déterminer lui-même,
ni se connaître:
"Il
n'a y pas de nom pour moi, pas de pronom pour moi, tout vient de là."
Est atteint alors un anti-cogito pour ainsi dire, une connaissance
qui forme principe certes, mais principe négatif:
"C'est tout ce que je sais, je dis je en sachant que ce n'est pas
moi, moi je suis loin."
Tandis que chez Descartes le je se définit comme substance pensante,
il apparaît chez Beckett, du fait de son emprisonnement dans la langue,
comme substance non-pensante, comme substance introuvable, indicible.
Cette conception de l'emprisonnement dans la langue bloque pour ainsi
dire toutes les issues. Si chez Descartes il est possible de sortir
de la fiction du dieu trompeur, rien de tel chez Beckett, où c'est
la langue elle-même qui prend la place du dieu trompeur, c'est-à-dire
la relation entre le Je et lui-même. Aucune expérience humaine ne
peut faire l'économie de la langue: elle nous détermine. Mais cette
instance intermédiaire n'est pas digne de confiance, elle ne rend
pas justice au Je, elle le trompe et l'afflige. On assiste alors chez
Beckett à une fuite en avant baroque, où tous les refuges possibles
sont impitoyablement balayés. Les phénomènes n'offrent aucun recours:
le discrédit jeté sur la perception est insurmontable. Le Je est alors
condamné à une sorte de zone grise indéfinie. Aucune transcendance
n'est possible. Celle-ci est aussi impuissante et illusoire que le
Je. Les dieux caricaturaux qui veillent sur le destin du Je se querellent
à son sujet, incapables de savoir ce qu'ils doivent faire de leur
protégé:
"Tout un consortium de tyrans, divisés entre eux en ce qui me concerne,
en délibération depuis un bon bout d'éternité, m'écoutant de temps
en temps, puis allant manger et jouer aux cartes, au secret, aux frais
de la princesse, à mon insu."
L'humour
mordant de Beckett décrit ces dieux comme des piliers de bistro plutôt
que comme des figures inspirant le respect. L'existence même de ces
étranges maîtres est bientôt mise en doute:
"Ce qu'il veut, c'est mon bien, je le sais, enfin je le dis, dans
l'espoir de le ramener à de meilleurs sentiments, s'il existe et,
existant, m'écoute."
avant d'être tout à fait niée:
"Ils m'ont gonflé de leurs voix, tel un ballon, j'ai beau me vider,
c'est encore eux que j'entends. Qui, Ils?"
L'existence des dieux n'est acceptée que sous la forme de petits fonctionnaires
ridicules devant lesquels surgit toujours un nouveau supérieur (comme
dans le Château de Kafka). Toutes les questions se répètent à l'infini:
"Combien sommes-nous, finalement? Et qui parle en ce moment? Et à
qui? Et de quoi? Ces colles ne servent à rien."
Pourtant Beckett continue à écrire, le Je à parler: que peut-il faire
d'autre puisqu'il est homme, et en tant que tel constitué de langage?
Cette lutte acharnée pour trouver, contre l'aliénation du dehors,
une voix qui lui soit propre, rappelle en bien des points les aventures
du pourfendeur de moulins.
Beckett,
Descartes et la raison.
On
peut lire L'Innommable comme le bilan d'une mise à mort de la raison
telle que l'avait conçue Descartes. Les personnages de Beckett évoluent
comme des miroirs et des parallèles du Je Cartésien, qui se consacrait
à la recherche du vrai. Ce jeu de miroirs ne poursuit aucun but: les
prémisses cartésiennes, en effet, (adéquation entre le dit et le pensé,
confiance en la raison comme fil directeur de la méthode) ont disparu.
La philosophie du langage et l'Histoire tout court ont mis un terme
au projet cartésien. Les découvertes de la linguistique ont révélé
ses insuffisances, mais c'est surtout le rationalisme conséquent des
totalitarismes du XX siècle qui l'a rendu intenable. Beckett en tire
les conséquences dans sa description d'un Je multiple et insaisissable.
Celui-ci a perdu toute maîtrise de lui-même et il est bien loin d'imaginer
un quelconque pouvoir sur la nature, comme le voulait le projet cartésien.
Toute transcendance lui est retirée, Dieu est mort. Les parallèles
entre les Méditations et l'Innommable manifestent le caractère dis-topique
du projet cartésien, tout autant qu'elles dressent un bilan sévère
de cette ancienne confiance, trop exclusive, en la raison.
Bonn, Septembre-Octobre 2001
BIBLIOGRAPHIE
Beckett, Samuel:
L'Innommable. Minuit Descartes, Discours de la Méthode
Begam, Richard:
Samuel Beckett and the end of modernity. Stanford University Press, Stanford, California 1999
Artuk, Simone Luise:
La conscience dans le néant à la lumière de la problématique de l'identité. Une étude sur "L'Innommable" de Samuel Beckett. Romanistischer Verlag, Bonn, 1990.
Breuer, Rolf:
Die Kunst der Paradoxie. Sinnsuche und Scheitern bei Samuel Beckett. Wilhelm Fink Verlag, München, 1976.
Bair, Deirdre:
Samuel Beckett. Fayard, 1991.
Rathjen, Friedhelm:
Beckett - Zur Einführung. Junius Verlag, Hamburg, 1995.
Engelhardt, Hartmut et Mettler, Dieter (Hg):
Materialien zu Samuel Becketts Romanen. Suhrkamp
Notes
(1)
Sa principale activité consistait à se plonger de temps en temps dans
Descartes. (Deirdre Bair)
(2)
"Car ce n'est pas une légère entreprise de démêler ce qu'il
y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme,
et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être
point existé et qui n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire
d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent."
Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur l'origine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes,
(3)
Il est intéressant de remarquer que cette phrase pourrait tout aussi
bien être de Beckett. La situation extrêmement concrète rappelle les
débuts de nombreux romans de Beckett: dans Murphy le héros est attaché
à sa chaise longue. Dans Molloy et Malone meurt les personnages sont
couchés dans leur lit, dans Compagnie on trouve de longues arguties
visant à décider si le Je à cet instant est assis, debout ou couché.
La description d'une position n'est pas le plus important ici, mais
bien plutôt la fascination qui en résulte pour le soi, l'amorce de
la réflexion à partir d'une position physique. Cet état (de santé,
de positionnement dans l'espace) ne permet pourtant pas de réaliser
le projet du je-narrateur: trouver une base fiable à la connaissance.
(4)
"Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré
de la ruche: il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait,
il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été
recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il
est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra
quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire
connaître un corps, se rencontrent en celui-ci. Mais voici que, cependant
que je parle, on l'approche du feu: ce qui y restait de saveur s'exhale,
l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur
augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher,
et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire
demeure-t-elle après ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure;
et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en
ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut être
rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque
toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue,
ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la
même cire demeure.
(…)
Cependant je ne me saurais trop étonner quand je considère combien mon esprit
a de faiblesse, et de pente qui le porte insensiblement dans l'erreur. Car encore
que sans parler je considère tout cela en moi - même, les paroles toutefois m'arrêtent,
et je suis presque trompé par les termes du langage ordinaire; car nous disons
que nous voyons la même cire, si on nous la présente, et non pas que nous jugeons
que c'est la même, de ce qu'elle a même couleur et même figure: d'où je voudrais
presque conclure, que l'on connaît la cire par la vision des yeux, et non par
la seule inspection de l'esprit, si par hasard je ne regardais d'une fenêtre des
hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je
vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire; et cependant que
vois - je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir
des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts? Mais je juge
que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger
qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux."
(Descartes)
(5)
"Meilleure la méthode, plus absurdes les résultats." (Hegel)
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