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Numéro 1 - Le réel

 

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« Ever tried.
Ever failed.
No matter.
Try again.
Fail better. »

Remarques sur BECKETT-DESCARTES de Marina Barré
Robert Seyfert, traduction: Alban Lefranc

Extraits:

« La métaphore du perroquet dévoile aussi une autre dimension du scepticisme. Le perroquet doit répéter, interminablement, mais on (les maîtres, les dieux?) ne lui donne aucune indication. C'est la langue qui le tient enfermé, c'est la langue qui forme sa cage. Au début du roman déjà, la question est posée de l'origine de cette voix qui sort du Je, mais qui n'est pas la sienne:
'Elle (la voix) sort de moi, elle me remplit, elle clame contre mes murs, elle n'est pas la mienne, je ne peux pas l'arrêter, je ne peux pas l'empêcher, de me déchirer, de me secouer, de m'assiéger.'
Sans cesse est soulignée cette non-maîtrise sur le dit, sur la voix elle-même:
'Ils m'ont gonflé de leurs voix, tel un ballon, j'ai beau me vider, c'est encore eux que j'entends.'
'Qu'à cela ne tienne, repos est un mot à eux, penser aussi.'
'Mais je ne dis rien, ces voix ne sont pas de moi, ni ces pensées, mais des ennemis qui m'habitent.'
A la différence de Descartes chez qui le processus de la réflexion - purement mental - apparaît non médiatisé, le Je de Beckett est conscient que tout passe par l'entremise de la langue. Ce qui est pensé n'est pas immédiatement pensé, c'est pensé dans la langue, c'est à dire à l'intérieur d'un système. D'où la question du Je:
'Y-a -t-il un seul mot de moi dans ce que je dis?'
et la réponse, tragi-comique:
'Non, je n'ai pas de voix, à ce chapitre je n'ai pas de voix.'
Ce Je est toujours déjà déterminé par la langue, c'est pourquoi il lui est impossible de se trouver lui-même, de se saisir pur de toute détermination. […]
Pourtant Beckett continue à écrire, le Je à parler: il ne peut faire autrement, car il est homme et vit dans et par la langue, et son opiniâtreté, pour lutter contre l'aliénation par l'extérieur, pour trouver sa voix, est semblable à celle de Don Quichotte. »

Remarques:

Nous voici ramenés au cogito de Descartes, comme premier et unique fondement, lieu de repos et voie vers Dieu (dans le travail de Marina Barré l'idée de Dieu chez Descartes n'est pas traitée). Pour comprendre cette relation entre Beckett et Descartes, je propose ici de la considérer du point de vue de l'histoire de la philosophie.
Il est incontestable que chez Descartes le primat de l'esprit atteint son zénith absolu, avant de succomber, dans la période qui s'étend du XVIIe siècle à aujourd'hui, sous les coups redoublés du scepticisme et de la déconstruction. Jusqu'à Descartes, la substance régnait sans conteste et luttait pour son développement ou son émanation. Lorsque celle-ci se révéla être un concept impossible à tenir, ou trop difficile, le despotisme de l'esprit fut relativisé. Un coup dur fut porté à cette suprématie par la psychanalyse de Freud, qui découvre les instances inconscientes de l'esprit humain et met à jour, en dégageant la puissance du Surmoi, une quasi aliénation de notre liberté, une (dé)motivation de mes actes qui - structurellement - ne m'appartiennent pas. L'anthropologie progresse de façon comparable en décrivant la conscience de façon strictement matérielle.
Pour autant des concepts opposés défendent les chances de l'être comme substance: on sait que chez Heidegger, l'être demeure dans le langage. Le Moi chez Hegel accouche de l'esprit tous les étants en leur donnant un nom: « C'est la première force créatrice qu'exerça l'esprit; Adam donna à toutes choses un nom, c'est un droit de majesté et la première prise de possession de toute la nature, et même la création de celle-ci à partir de l'esprit, ou logos. » Pourtant la métaphysique de la substance ne peut maintenir ses positions très longtemps, et le langage, dans le structuralisme (dans une certaine mesure également dans la théorie des systèmes) prend des traits mystiques quand il est décrit comme une méta-structure appliquant sur la conditio humana des concepts meta-historiques et meta-humains. L'homme est alors une synapse dans les rouages de l'histoire.

Quelle est la position de Beckett?

Quand Beckett abandonne le havre du cogito et dans le même temps prétend fixer et reconnaître la structure de la langue dans l'être, que reste-t-il donc de celui-ci? D'où peut-il reconnaître cette médiation tout en essayant de la rejeter? Il lui faut un tertium comparationis qui lui permette de percevoir le cogito comme un bavardage de perroquet. S'il n'a pas ce levier de comparaison, comment peut-il s'apercevoir qu'il est gonflé des voix des autres. C'est justement le mérite de cette réflexion, précisément au moment où elle se reconnaît perroquet aliéné, de ne plus l'être. Et dans son caractère paradoxal, la formule de l'Innommable: « et ça continue de sortir comme auparavant… » doit être comparée au fameux « Je sais que je ne sais rien » de Socrate.
Où le narrateur de Beckett va-t-il prendre la faculté de cette connaissance? certainement pas de la conscience, tout entière médiatisée par le langage honni? Peut-on se représenter ce processus de connaissance comme une série infinie de négations toujours renouvelées et que la seule temporalité humaine permet de comprendre?
L'homme: qu'une interminable régression condamne à la mort. Le mauvais infini de Hegel. L'etcetera.
Mais on peut considérer tout ceci en terme de théorie des systèmes, des structures: une pensée et une vie sont ici possibles sans base fixe, sans substance.
Dans un environnement totalement chaotique l'homme se maintient pour ainsi dire par lui-même, en créant un réseau ou un entrelacs de points se consolidant eux-mêmes, ou en étant créé en lui. On a affaire à des systèmes autonomes. Dans l'univers de Beckett il est maintenant peut-être possible d'imaginer comment un homme dans ce réseau (mais est-ce le terme qui convient?) est à la poursuite de lui-même. A chaque fois que le personnage de Beckett s'interroge, se harcèle de questions de derrière (pour reprendre l'expression de Pascal), il se trouve déjà en un autre lieu. Tout ceci est bien bon mais que veut dire Beckett quand, dans cette régression éternelle, il redonne toujours de nouveau la parole à l'être?: « Et il y aurait un jour ici, où il n'est pas de jours, qui n'est pas un endroit, issu de l'impossible voix l'infaisable être, et un commencement de jour, que tout serait silencieux et vide et noir, comme maintenant, comme bientôt, quand tout sera fini, tout dit, dit-elle, murmure-t-elle. » (Texte pour rien)
Est-ce une parodie (du dernier homme)? Ou bien les personnages de Beckett n'ont-ils toujours pas compris que le mot ETRE ne peut pas être partie prenante d'un bavardage de perroquet?

Dresde, octobre-décembre 2001

 

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