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Numéro 1 - Le réel |
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« Meilleure la méthode, plus absurdes ses résultats. »
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« Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité. » Ma thèse pourrait s'énoncer ainsi: nous menons aujourd'hui le même combat pour le concept de réalité que celui qui fut mené autrefois pour le concept de vérité. Le concept de vérité transcendante a été banni dans le royaume de l'irrationnel et du mystique (passant ainsi dans l'indicible, dans ce qui ne peut être discuté); et ainsi, vidée de son sens originel, la vérité a été mise exactement sur le même plan que l'ordre des faits réels, elle est devenue l'autre nom de la réalité. Ce processus prend donc la forme soit d'une malédiction, soit d'une trivialisation. A la place de la vérité est venu s'installer ce que nous comprenons maintenant sous le terme de réalité; une réalité dont la division en sphères distinctes provoque sans cesse de nouveaux débats sur ce qu'est un réel supposé véritable, par rapport aux autres sphères dévaluées. Dans ce genre de querelle, on se sert d'une méthode bien connue: l'autre réalité est dénoncée comme apparence (Traumwelt), comme rêve, dans le pire des cas c'est comme existence virtuelle qu'elle est rejetée. « Ce que les écrivains
QUAND LE REEL N'ETAIT PAS ENCORE LE VRAI Dans la tradition critique, l'indication que le réel n'est jamais le vrai est encore une évidence: « Ce qui est ne peut être vrai » (Ernst Bloch, Questions philosophiques, Francfort, 1961). La vie repose ainsi sur un fondement transcendant, dans la mesure où la réalité n'est qu'une surface de projection (et même en tant que telle peu fiable) de ce qui se tient derrière: le vrai. A l'origine de ce raisonnement on trouve les Grecs, au premier rang desquels Platon et sa parabole de la caverne.(1) Cette banalisation de l'ontologie platonicienne est idéale pour montrer quelles possibilités sont offertes par le couple Réalité- Vérité. D'une part l'homme de la caverne vivant dans le Non-Vrai, dans un monde d'apparence auquel il doit s'arracher, non sans effort (chez Platon une contrainte extérieure est nécessaire, qui arrache l'homme à sa caverne et le contraint à voir le vrai). D'autre part la sobre constatation que de ce côté il n'y a rien à chercher: épargnons nous le redoublement de la réalité (la conception d'un univers dans lequel se trouveraient les correspondants vrais de nos images) - tout se donne à voir comme cela est!
Fondamentalement, les Grecs supposent l'accessibilité de la vérité, même si celle-ci chez eux est très liée à une inspiration divine ou au moins à un don (qu'on pense au démon de Socrate ou aux traces de Plotin). La conception d'une inaccessibilité ou d'une relativité de la vérité leur était étrangère.(3) (4)
« L'amour de la vérité et la croyance en elle ont subi un raffinement tel que, pour fonder et justifier suffisamment le premier pas à l'intérieur du temple vénéré, on construit un vaste vestibule dans lequel on s'épargne ce fameux premier pas en s'occupant interminablement d'analyse, de méthode, de récit, jusqu'à ce qu'on puisse se consoler de son incapacité à philosopher en se convaincant que les pas téméraires des autres ne furent rien d'autre que des exercices préparatoires ou des égarements de l'esprit. » (Hegel) Le soupçon croissant porté sur ce type de vérité transcendante fut associé à la remise en cause de l'idée de divinité. La relativité de la vérité, son inaccessibilité menacent quand l'homme seul (et j'entends ici sous ce terme la raison en l'homme) est légitimité à trouver la vérité. Il ne s'agit pas ici de traiter de la différence homme-animal (l'homme comme animal raisonnable) mais d'observer comment la compréhension de la vérité évolue quand elle est liée à la raison, quand on impose à cette possibilité (saisir le vrai) des critères strictement humains. C'est ce qui se produit chez Kant. L'examen des structures de la raison pure met à jour des normes qui déterminent à l'avance nos perceptions. A la suite de Kant, on doit dire que l'idée de vérité ou l'idée de dieu sont en l'homme. Il faut alors conclure que rien ne permet de passer de ces idées à une preuve de l'existence ou de l'inexistence effective de dieu ou de la vérité: ces idées sont des dispositions subjectives (présentes dans l'homme en tant qu'il est sujet). Hegel critiqua ce présupposé de Kant, resté célèbre aujourd'hui sous le nom de Sujet constitué de la connaissance (« das fertige Erkenntnissubjekt »). De la séparation kantienne entre objectivité absolue et subjectivité absolue, Hegel put dire: « Meilleure la méthode, plus absurdes ses résultats. » L'argument que toute la connaissance, parce qu'elle se constitue de façon transcendantale, est subjective, présuppose que cette connaissance n'a aucun lien avec le monde objectif. C'est ce que conteste Hegel: « C'est justement dans l'intuition transcendantale que l'identité du subjectif et de l'objectif, qui sont encore distincts dans l'intuition empirique, devient consciente. » Si cette vérité transcendante est tenue pour possible chez Wittgenstein, ce n'est pas la raison qui la crée: la raison ne peut la saisir et voici la vérité repoussée ainsi dans l'indicible, l'inaccessible ou le religieux. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. »(Wittgenstein, Tractatus logico philosophicus ) mais le même auteur peut écrire: « L'état du monde est totalement indifférent au plus haut. Dieu ne se manifeste pas dans le monde. » Certains pourtant n'hésitent pas à parler de ce qu'on doit taire: « Vérité, Réalité et Sensibilité sont identiques. » (Feuerbach). La différence avec la dispute classique sur la vérité tient à ce que nous avons quitté la sphère du doute sceptique, le domaine de l'humble non-savoir socratique (« je sais que je ne sais rien. ») pour nous en tenir à de pures analyses de réalité. (reine Wirklichkeitsanalyse) LA VERITE COMME DURE REALITE Non seulement l'abandon du concept grec de la vérité conduit à un retournement de la philosophie - qui perd son sens originel d'amour (recherche) de la vérité pour devenir amour de la vie - mais il ne simplifie en rien les choses. On peut renoncer à atteindre la vérité: la réalité semble aussi difficile à manier, et les hommes n'en finissent pas de tergiverser à son sujet. Récapitulons l'opposition: d'un côté une contemplation ouverte sur le cosmos cherche la vérité, pensée donc comme un absolu, et de l'autre, nous limitant au microcosme de notre perception, nous coupons les cheveux en quatre au système de perception humain. « Le tout finalement se résout en systèmes de formules, liées étroitement les unes aux autres, et dans le monde entier il n'y a qu'une dizaine de personnes qui comprennent de la même manière une chose aussi simple que l'eau; tous les autres en parlent dans des langues qui s'étalent entre aujourd'hui et quelques milliers années en arrière. » FACTICITE ET MONDE DE LA VIE Un exemple de ce combat pour la réalité est la discussion déclenchée par les attentas du 11.Septembre. Il ne manque pas de voix pour annoncer, après ce choc, un réveil et une entrée dans « le désert du réel ».(7) Son analyse de la langue quotidienne avait conduit Wittgenstein au constat qu'il n'y a pas UNE langue mais une grande pluralité de jeux de langage. Chaque jeu de langage dépend d'un contexte déterminé. Une compréhension de la réalité doit donc tenir compte du monde de la vie particulier (Lebenswelt) de chaque individu. Le concept de vérité est alors lié à cette utilisation de la langue dans le monde de la vie. Puisqu'il n'y a pas une langue, il n'y a pas non plus une vérité: il nous faut accepter la relativité et la pluralité de la vérité (qu'on pense à Putnam et Kuhn) L'analyse de la langue a conduit à relativiser la vérité. Mais tout ceci rend la vérité dépendante de l'homme, et seulement de lui: ce qu'elle ne fut jamais chez les Grecs. Un nouveau problème surgit: les hommes constatent que toute connaissance n'est qu'humaine mais leur totalitarisme subjectif leur fait confondre la vérité avec la perception. Il serait conséquent de demeurer dans la sphère subjective de Wittgenstein, et de quitter ainsi le cadre originel de la philosophie. Pour autant celle-ci ne cesse pas de s'enraciner dans l'étonnement. Nous ne voulons certes plus parler de vérité au sens classique mais l'étonnement demeure. On analyse maintenant le réel, ce qu'il est permis d'en dire: les philosophes sont devenus une instance critique, chargés de corriger la perception du corps social. L'homme a conservé ce désir qui lui est propre d'atteindre la vérité mais il a mis dogmatiquement de doubles verrous à celle-ci. La démarche postmoderne déconstruit inlassablement la normalité. Les écrits de Beckett illustre la possibilité d'une recherche de la vérité - et c'est bien le sens de la philosophie, qui n'est pas possession de la vérité - au risque de l'inconnu et de l'obscurité: « Voilà ma vie, pourquoi pas, c'en est une, si l'on veut, si l'on y tient absolument, je ne dis pas non, ce soir. Il en faut, paraît il, du moment qu'il y a parole… » Débarrasser le concept de transcendance de son aura mystique et renouer avec ce concept: quel autre recours quand la conversion à la réalité n'a pas donné les résultats escomptés? Pour le formuler classiquement: la vérité pense cosmiquement, quand la réalité n'est que subjective. ON DEVRAIT PHILOSOPHER AVEC LES JOURNAUX DU MATIN. (HEGEL) « Non non j'étoufferais immanquablement Depuis la conception husserlienne d'un monde de la vie, la description d'une arrivée dans le réel, dans la dure réalité, est le recours idéal pour remplacer la conception ancienne de la vérité. Alfred Schütz a repris la conception de Husserl pour subdiviser le dur univers quotidien et nous montrer les différents moyens de le fuir. Pour Alfred Schütz, les limites extrêmes du monde de la vie sont le dur monde du quotidien d'une part (c'est l'univers inévitable des contraintes) et le monde du rêve d'autre part. Chaque situation quotidienne prend sa place dans une catégorie: il est impossible de se soustraire à des données matérielles élémentaires quand on traverse une rue, tandis que le rêve nous libère même de la causalité. Quand Zizek affirme que la population américaine est revenue au réel après les attentats du 11 septembre et a mis fin ainsi à son congé loin de l'Histoire, il suppose rompu l'équilibre entre monde du rêve et dure réalité, que les Américains jusqu'ici vivaient dans un monde faux.(9) Il interprète des films comme The Truman show et Time out of joint non comme des fictions mais comme signe d'un temps spécifiquement américain: « le paradis californien de la consommation, le capitalisme tardif, irréel et vide dans son hyper-réalité ». A supposer que ces analyses soient justes et qu'il y ait quelque chose comme une « réalité plus réelle », on a ici un exemple de ce que la vérité est comprise comme sens de la réalité (de ce qu'est la réalité).Un autre exemple est fourni par une interview de Wenders où on l'interroge sur le reproche qu'il fait aux Etats-Unis d'entretenir volontairement une certaine indistinction entre fiction et réalité: « Les informations sont devenues du pur divertissement et maintenant qu'il est important de distinguer celles-ci de celui-là, on n'y parvient plus. » Je ne reproche pas aux personnes citées de rater le concept de vérité; leur activité montre au contraire que le concept de transcendance s'est déplacé dans le domaine de la réalité, mais aussi qu'on est bien loin de renoncer à la métaphysique. LA VERITE TRANSCENDANTE: L'OUVERT Pourquoi conserver la pensée transcendante, l'exigence du vrai? La limitation au prétendu réel ne permet absolument pas d'obtenir la clarté attendue. Plus grave: il semble que ce concept se laisse instrumentaliser à merci, et puisse servir des intérêts occasionnels. On ne peut nier qu'une supposition implicite est à la base de toute affirmation de réalité. On peut penser au bien des Grecs, qui porte aujourd'hui la tare du normatif. Mais s'il s'avère qu'on ne peut éviter ce danger, un concept de vérité transcendante offre l'avantage de libérer les hommes de leur isolement nihiliste. Si la pensée se réduit à ne penser que la réalité, l'homme ne fait plus que se rencontrer partout lui-même (Heidegger). Et si l'on peut retracer historiquement ce processus de méfiance croissante (La Critique de la raison pure, la séparation entre sujet et objet, l'opposition entre l'homme et la nature marquant quelques jalons), il n'en est pas moins difficile de penser ou imaginer l'homme, de croire en lui sans contexte transcendantal. « Malheur! Voici venir le temps où l'homme ne lance plus la flèche de son désir au-delà de l'homme! »
NOTES: (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) |
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