No 6 - Mon Corps / Mein Körper
 
Unica Zürn : un corps violenté
Marie Blancard
(Exposé tenu le 18 septembre 2004 à Dresde, dans le cadre de l'exposition " MON CORPS " organisée par la revue)

Car le chaos est premier, le désordre est inaugural et de ces deux anarchies surgissent des vitalités qu'un artiste peut ensuite cristalliser en œuvre, c'est là tout son talent. A l'origine du rationnel, on trouve toujours un irrationnel diabolique et foisonnant ; à la source des pensées et des systèmes on découvre sans cesse des secousses physiologiques. (1)
Michel Onfray

Unica Zürn est née à Berlin en 1916. Victime d'une enfance assez tourmentée marquée par un viol et le divorce de ses parents, elle doit très tôt arrêter ses études pour apprendre un métier. Elle devient par hasard archiviste, scénariste à la Ufa-film.
En 1942, Zürn se marie avec Erich Laupenmühlen et arrête de travailler. Deux enfants naissent " sous les bombes " de cette union.
En 1949, le couple divorce. Laupenmühlen se remarie avec sa maîtresse. Les enfants sont confiés à leur père. Zürn mène alors " une vie de bohème " : Elle gagne sa vie en écrivant des récits pour les journaux. Elle se fait des amis dans le milieu artistique berlinois.
En 1953, elle rencontre Hans Bellmer, c'est un coup de foudre réciproque. Elle quitte Berlin et l'accompagne à Paris. Bellmer lui fait connaître les surréalistes:
" Arp, Breton, Matta, Meret Oppenheim, Ernst, Dorothea Tanning, Marcel Duchamp, Victor Brauner, Man Ray, Patrick Walberg, André Pieyre de Mandiargues, Bona, Leonor Fini, Wilfredo Lam et également Henri Michaux ".(2).
En 1960, alors qu'elle se rend à Berlin pour avorter, Zürn fait sa première crise schizophrénique, elle a 44 ans. De nombreux autres séjours en hôpitaux psychiatriques suivront. Zürn demeure néanmoins très productive : lors de ses internements elle dessine à l'encre de chine et peint. Elle s'inspire par ailleurs de ses crises dans plusieurs de ses écrits notamment Der Mann im Jasmin.
Avec Bellmer, les difficultés de vie vont se multiplier. Si bien qu'après un acte de violence Zürn est placée de force à Maison Blanche. Elle ne souffre alors d'aucune crise.
Internée pendant presque un an dans différentes institutions, une permission de sortie de cinq jours lui est autorisée le 19 octobre 1970 pour réorganiser sa vie. Après une journée sans incident, Zürn met fin à ses jours en se défenestrant.
A travers cette destinée, l'art apparaît comme un élément médiateur face à une souffrance presque indicible. La figuration du corps y est l'objet d'un questionnement sans cesse renouvelé. Celui de l'autre, d'abord, qui permet d'appréhender le monde mais aussi sa propre identité. Puis le propre corps de l'artiste dont l'unité est en permanence mise en danger par la maladie mentale, le corps fonctionne alors comme une force unificatrice sans cesse mise en péril par des crises.
Il faut aussi ajouter que l'œuvre de Zürn s'étend dans différents domaines artistiques : à la fois plasticienne et écrivaine, elle réalise des dessins à l'encre de chine, elle peint et elle écrit des textes en proses relevant de la fiction, de la poésie et de l'autobiographie. Dans chacun de ces domaines, le corps est présent. Questionner le rapport d'un artiste à son propre corps revient donc à s'intéresser à ces différents supports comme moyens spécifiques d'expression.
Trois moments structureront donc cette intervention :
Nous nous attacherons, d'abord, à familiariser l'auditoire avec le mode particulier qu'utilise Zürn pour représenter les corps.
Nous analyserons, ensuite, certains de ses dessins qui peuvent s'interpréter comme des autoportraits. Nous nous pencherons, enfin, sur son œuvre écrite.


Premier moment : L'insinuation d'une violence visuelle comme mode de représentation du corps

Zürn ne cherche pas d'emblée à marquer le spectateur. On ne trouve pas chez elle d'effusion de sang mais une prolifération de traits d'une extrême finesse. Très vite, on se sent pris au piège dans les toiles qu'elle tisse et son œuvre prend un aspect inquiétant.
Griffus et crochus, ses personnages semblent véritablement la hanter et nous hanter en retour. Issus de son imaginaire ou de ses visions délirantes, les insectes, les animaux ou les humains qu'elle représente apparaissent tous dans des formes que nous percevons comme confuses.
La finesse de certains de ses dessins (3) rappelle ainsi des vues au microscope, des coupes cellulaires, des ectoplasmes ou encore un univers marin rempli d'algues et d'animaux aquatiques d'une petitesse et d'une transparence inégalables. Ces monstres sont pourvus de filaments, d'antennes les rapprochant parfois de formes arachnides.


D'autres figures se rapprochent du reptile ou dragon et parcourent ainsi son œuvre jusqu'à produire des humains hybrides.
Plusieurs dessins à l'encre montrent particulièrement bien ce cheminement. On passe ainsi d'une sorte de lézard aux yeux globuleux à un " mammifère " cornu et griffus.


La dernière étape correspond à l'association des trois dans un visage qui se démultiplie. Tous réalisés dans la même veine, ces dessins sont extrêmement graphiques : Zürn accentue les éléments dangereux de ces personnages en noircissant certaines zones : les griffes, les piquants ou l'extrémité des cornes.


L'univers de Zürn est donc un monde avant tout monstrueux où une certaine violence semble s'insinuer dans une confrontation à des personnages inquiétants. Très souvent des formes humaines se trouvent alors déformées et repoussent les limites d'un corps humain canonique.






Un dessin de 1956 illustre bien cette problématique. Sur un fond jaune, des silhouettes de couleurs différentes sont représentées. Pourvus de griffes et de mains tentaculaires, ces figures humaines se mélangent jusqu'à former un agglomérat complexe. S'ajoutent à la composition différents paragraphes d'une écriture imaginaire qui accentue l'aspect mystérieux des personnages. Certains, parmi eux, possèdent des yeux, des seins, ou des sexes féminins. Cet attroupement anonyme, auquel il est difficile d'attribuer un sens, nous propose néanmoins la vision singulière d'un groupe féminin qui n'échappe visiblement pas à son apparence monstrueuse.
Un autre dessin poursuit cette thématique en insistant davantage sur la prolifération d'organes. Muni de deux paires de bras et de deux jambes, l'enfant représenté est aussi pourvu d'excroissances inquiétantes au niveau du ventre que l'on peut peut-être interpréter comme une prolifération mammaire. Par transparence, tout un réseau de vaisseaux est aussi visible se terminant à chaque extrémité par des griffes. Notons, enfin, les yeux globuleux de ce petit être l'un sorti de son orbite, l'autre intégré à la tête. Face à ce bébé monstrueux, Zürn nous déstabilise et nous fait entrer dans un imaginaire qui touche de près la monstruosité humaine, la peur de l'autre et de nouveau le questionnement du sujet féminin.
En effet, ses dessins mettent généralement en scène des personnages pourvus de certains signes féminins : loin d'être l'objet de figurations " positives ", ces attributs sont représentés comme des malformations. La féminité apparaît alors comme un handicap difficile à surmonter. Sans tomber dans une interprétation psychologique outrancière, il n'est pas difficile d'y reconnaître certaines questions identitaires que se pose l'artiste.


Deuxième moment : L'auto-représentation ou l'exorcisation plastique

Dans l'œuvre plastique de Zürn, l'autoportrait n'est jamais explicite. Ses dessins ne portant aucun titre, le spectateur est souvent libre de formuler les interprétations de son choix.

Une première chose est à noter : c'est la récurrence de figures pourvues d'attributs féminins qui peuplent déjà les dessins décrits précédemment. Dans cette perspective, une œuvre sans-titre de 1956, attire particulièrement notre attention : il s'agit d'un dessin qui comporte un dispositif : une roulette permettant de faire défiler dans des parties évidées de la feuille différents éléments. Le centre du dessin est occupé par une figure féminine rose en apesanteur sur un fond bleu. Ce personnage est assez semblables aux précédents : on retrouve une prolifération mammaire, des griffes et un sexe féminin.
Les parties évidées de ce dispositif sont intéressantes. La première de petite taille a la forme d'un cœur et la seconde représente l'intérieur du corps ou plutôt du ventre. Lorsque l'on fait tourner le dispositif, un fœtus apparaît dans cette fenêtre.
Sans être nécessairement un autoportrait, il est difficile de ne pas rapprocher l'artiste de sa création. Elle semble bien hantée à cette époque par la question du féminin et ici dans son rapport à la maternité. L'ingéniosité du dispositif lui permet alors de mettre en évidence différentes étapes d'une grossesse de l'apparition jusqu'à la disparition du fœtus qui peut être liée à un accouchement, une fausse couche ou même un avortement.
Assez nettement, on s'aperçoit que cette question de la maternité est problématique chez Zürn. La figure maternelle monstrueuse du dessin rappelle la description qu'elle fait de sa propre mère dans Der Mann im Jasmin :

Une montagne de chair tiède où l'esprit impur de cette femme est enfermé s'abat sur l'enfant. Elle [Unica] s'enfuit, abandonnant à tout jamais, la mère, la femme, l'araignée ! (4)

Da wälzt sich ein Berg von lauem Fleisch, der den unreinen Geist dieser Frau einschließt über das entsetze Kind, und sie flieht für immer die Mutter, die Frau, die Spinne ! (5)

S'ajoute aussi le fait que c'est un phénomène physiologique qui l'a particulièrement éprouvée : il suffit alors de rappeler que l'un de ses accouchements fut en quelque sorte provoqué par le bombardement de son immeuble. Terrorisée, Zürn accoucha littéralement sous les bombes. Souvent vécu comme une épreuve, l'accouchement se transforme dans son cas en véritable enfer.
Les monstres féminins, qui jalonnent toute l'œuvre de Zürn, apparaissent alors comme des échos des épisodes traumatisants déjà évoqués auxquels s'ajoutent le viol commis par son frère, la séparation avec ses enfants et un avortement.


Dans le cadre des interprétations auto-représentatives, un autre motif est particulièrement intéressant : il s'agit en l'occurrence d'une chevelure. Vue de face ou de dos, cette chevelure noire comporte une frange ou un chignon qui rappelle les différents portraits photographiques de l'artiste. La particularité des dessins qui composent ce visage, est de représenter aussi un environnement inquiétant ou un personnage monstrueux. Comme si l'identité du personnage principal était en permanence menacée ou remise en question par une force probablement dévastatrice. Zürn accompagne ainsi sa frêle silhouette d'un monstre pourvu de cornes, de filaments ou de tentacules qui l'enserre ou la domine. Elle est comme prise au piège.

Dans le même sens, un autre série de dessins attire notre attention : ils mettent tous en évidence une multiplication et une superposition de visages. Réalisés à la clinique psychiatrique de Wittenau en 1960, ces dessins représentent des visages qui commencent petit à petit à se dédoubler. De manière symptomatique, on peut aussi principalement attribuer ces visages à des personnages aux allures féminines. A la manière cubiste, ils apparaissent simultanément de face et de profil, représentant en même temps plusieurs facettes d'un même être. Comment ne pas voir dans ces représentations une tentative de l'artiste de mimer la maladie ? Rappelons à ce sujet que la schizophrénie correspond notamment à un dédoublement de la personnalité et que Zürn a souffert de cette maladie mentale par crises successives à partir de 1960 et jusqu'à son suicide.
Après le dédoublement, Zürn procède dans ses dessins à une scission totale de ses personnages. On passe ainsi à une accumulation de visages qui n'ont apparemment plus rien de commun.
Zürn propose une fois encore dans Der Mann im Jasmin une piste d'interprétation :
Depuis toujours obsédée par les visages, elle [Unica] dessine des visages. Après un premier moment où le plume " nage " en hésitant sur le papier blanc elle découvre la place dévolue au premier œil. Ce n'est que lorsqu'on la regarde du fond du papier qu'elle commence à s'orienter, sans peine, un motif s'ajoute à l'autre. (6)


Seit jeher besessen von Gesichtern, zeichnet sie Gesichter. Nach dem ersten zögernden " Schwimmen " der Feder über dem weißen Papier entdeckt sie den Ort für das erste Auge. Erst wenn " man " sie von dem Papier anblickt, beginnt sie sich zu orientieren, und mühelos fügt sich ein Motiv zum anderen.(7)


Dans cette description de l'acte de dessiner, la naissance de l'œil qui s'anime d'une vie autonome constitue une belle métaphore de l'acte créateur : c'est le dessin qui va regarder l'artiste travailler et qui va petit à petit se dévoiler. D'un tout autre point de vue, c'est un témoignage saisissant de la maladie de l'auteure : en renversant la position de l'artiste, elle décrit bien un phénomène hallucinatoire.

La suite du texte présente un autre éclairage :
Ainsi elle dessine la " famille " qu'elle n'a jamais eue et se laisse adopter par elle. Une famille silencieuse, une famille patiente avec un petit sourire tendre aux coins des lèvres et des yeux de chats. (8)


So zeichnet sie die " Familie ", die sie nie gehabt hat, und läst sich von ihr adoptieren. Eine schweigende, eine geduldige Familie mit einem kleinen, zärtlichen Lächeln in den Mundwinkeln und den Augen von Katzen. (9)


Zürn choisit dans cet autre extrait de rendre plus complexe la perception de son œuvre : on a l'impression qu'elle écarte la vision démente pour donner une interprétation figurative de ses dessins. Néanmoins les " kleinen, zärtlichen Lächeln in den Mundwinkeln und den Augen von Katzen " fonctionnent comme l' " œil - Auge" précédent : les visages s'animent sous le regard de l'artiste.
Faut-il alors chercher dans ces dessins les visions démentes de l'artiste, la représentation imaginaire de sa famille fantasmée ou une démultiplication de son moi ? Cette question ne peut demeurer qu'ouverte.

Troisième moment : La mise en écriture : le corps entre témoignage et création

Aux créations plastiques de Zürn s'ajoutent des œuvres textuelles qui sont fortement autobiographiques.
Premier long récit, Der Mann im Jasmin, sous-titré Eindrücke aus einer Geiteskrankheite, propose de nous faire plonger, au gré des crises de l'auteure, dans des différents univers psychiatriques. Rédigé à la troisième personne du singulier, dans une langue qui s'apparente à une description clinique, ce texte constitue un témoignage saisissant. Zürn tente de nous faire revivre la montée progressive de la schizophrénie qui la conduit à l'internement :

La chambre est calme et sombre - elle attend - elle sait que d'autres choses vont encore arriver. Elle est dans un état extraordinaire - tout devient possible. Voilà ! Une ravissante petite machine à coudre plane dans l'air à un mètre au-dessus de sa tête.(10)
Dieses Zimmer ist ruhig und dunkel - sie wartet - sie weiß - es wird noch mehr geschehen. Ihr Zustand ist ungewöhnlich - alles wird möglich! Da ! Eine kleine, reizende Nähmaschine schwebt einen Meter über ihrem Kopf in der Luft.(11)

L'auteure choisit aussi de nous faire partager les moments de rupture où la réalité s'impose à nouveau.

Le grand charme qu'elle trouvait à son extraordinaire état et dont elle a tiré plus de plaisir que d'aucun autre s'effrite lentement. Elle se sent dégrisée. Elle tombe brutalement et définitivement du magnifique sommet où elle s'était sentie si bien. (12)

Langsam zerbricht der große Reiz ihres außergewöhnlichen Zustandes, den sie sehr genossen hat wie kaum etwas anderes. Sie fühlt sich ernüchtert. Sie stürzt aus der schönen Höhe, in der sie sich so wohl gefühlt hat, auf eine brutale und endgültige Weise hinab. (13)

Dans ces crises, le corps est sans cesse sollicité : il permet les perceptions hallucinatoires et subit de front les moments de dépression. Ainsi la maladie, pourtant mentale, imprime dans le corps une marque indélébile.
L'internement psychiatrique, qui est la conséquence directe du comportement déviant, constitue lui aussi une menace corporelle : l'emprisonnement est synonyme de dépossession de soi et les traitements médicamenteux lourds provoquent des changements internes non sans conséquences :

A plusieurs reprises, on change de médicament - finalement on lui en donne un qui fait des ravages sur elle : le corps est frappé de paralysie et les muscles se crispent. Comme quelqu'un qui va se noyer elle cherche autour d'elle un point auquel se raccrocher.(14)


Mehrere Male wechselt man ihre Medikamente - schließlich gibt man ihr eines, dessen Wirkung verheerend ist: sie wird starr, die Muskeln verkrampfen sich. Wie Jemand, der im Begriff ist zu ertrinken, sucht sie einen Punkt im Raum, um sich daran festzuklammern.(15)


A côté des descriptions et du récit des différentes crises, Zürn choisit aussi de faire figurer des textes poétiques : des anagrammes. Variation à partir d'une même phrase, déconstruite et reconstruite, lettre par lettre, cette forme poétique constitue à la fois un support créatif et un écho à la vie personnelle de l'artiste.
Certains textes, contemporains de la rédaction de Der Mann im Jasmin, sont, assez paradoxalement, de véritables explorations lyriques : un " je ", tant refoulé, trouve enfin une instance pour s'exprimer :

Meine Kindheit ist das Glueck meines Lebens

Hinten - die kleine Stimme des Augenblicks. Es
ist meine beste Kugel im Sinken. Das Endliche
hinkt leise um die gelben Ecken. Das ist's - mein
Ende... liege im Stein, stinke im Buckel - hassend
meines Lebens Glueck, das meine Kindheit ist.

Ermenonville 1959

Mon enfance est le bonheur de ma vie

Au fond - la petite voix de l'instant
C'est ma meilleure balle m'enfonçant
Le fini tourne doucement les coins jaunis en boitant.
C'est cela - ma fin… gisant dans la pierre, répandant une mauvaise odeur
Dans mon dos - laissant le bonheur de ma vie qu'est mon enfance.
(16)




La vie de l'auteure et ses préoccupations deviennent une véritable source d'inspiration. L'enfance, sans cesse évoquée par petites touches dans Der Mann im Jasmin sous la forme d'un paradis inexorablement perdu, est ici le point de départ du poème. A travers elle, c'est la question du temps qui se pose. Petit à petit, ses ravages s'impriment dans le corps. L'issue inexorable est la mort qui apparaît dans toute sa crudité.
D'autres anagrammes comme " Meine Jugend ist das Unglueck meines Lebens " et " Der Tod ist die Sehnsucht meines Lebens ", explorent le même thème :

Meine Jugend ist das Unglueck meines Lebens

Stimme jedes Unglueck singend, seine blauen
Djungelaugen - einen Blick des stummen Eises -
das ist meine Unglueckjugend, meines Lebens
Mumiensessel. Jedes Unglueck nagt dein Bein.
Jedes Glueck ist eben Dumm-Sein. Lange uneins,
jedes Leimstueck ungebunden, niemels seins.
Ermenonville 1959

Ma jeunesse est le malheur de ma vie

Voix chantant tout malheur ses yeux bleus de Jungle -
Un regard de glace muette - cela est ma jeunesse de malheur,
le siège de momie pour ma vie.
Tout malheur ronge ta jambe
Tout malheur n'est que - être bête.
Longtemps la désunion, chaque morceau da colle sans liaison,
jamais d'union.
(17)


Der Tod ist die Sehnsucht meines Lebens

Ich seh', es eilen bitt'ren Mund's s des Todes
Stun den herbei. Es ist leicht - des Mondes
Stoss hebt dich in Sterne. Leidensmuede
stoss' mich Hund bitte in des Endes Leere.
Dort ist es, den ich Blinde sehen muesste.

Ermenonville 1959


La mort est le désir passionné de ma vie

Je vois approcher hâtivement, la bouche amère, les heures de la mort.
C'est facile - l'heurt de la lune te soulève vers les étoiles.
Fatiguée de la souffrance, pousse-moi, je te prie, Chien dans le vide du fini.
C'est là que je devrai voir, moi l'aveugle.



A défaut de se cacher derrière une troisième personne, une " elle ", l'auteure tombe le masque. Les poèmes deviennent alors l'expression des détresses intimes riches en métaphores corporelles comme " Mummiensessel " ou " nagt dein Bein ". La décomposition et la putréfaction, déjà présentes dans l'anagramme précédente, sont évoquées avec d'autres référents. On trouve même en des termes transparents, " Lange uneins, jedes Leimstueck ungebunden, niemels seins ", un rappel de la maladie. Avec elle, vient aussi la dépression et ses crises morbides, thème central du second poème.

Comme le dit Hans Bellmer, "Le corps est comparable à une phrase qui nous inviterait à la désarticuler pour que se recomposent, à travers une série d'anagramme sans fin ses contenus véritables". (18) A travers les anagrammes, c'est bien la question de la déconstruction de l'être et de la métamorphose dont il est question. Telle la poupée (Die Puppe) de Bellmer, interprétation fantasmée et désarticulée d'un corps féminin, les anagrammes sont pour Zürn un moyen d'expression formidable. A travers cette forme extrêmement rigoureuse, elle peut envisager tout un monde de permutation : le langage devient alors un corps que l'on peut modeler.

- HINTER DIESER REINEN STIRNE

- Derrière ce front pur


[…] Hinter dieser reinen Stirne
Redet ein Herr, reist ein Sinn,
irrt ein Stern in seine Herde,
rennt sein seid'ner Stier. Hier
der Reiter Hintersinn, seine
Nester hinter Indien - Irr-See -
Irr-Sinn, heiter sein - Ente der
Drei Tinten-Herrn - reisen sie
- ein Hindernis! Retter seiner
Dinten-Herrn - ist es eine Irre?(19)


Derrière ce front pur
Un monsieur parle, une idée voyage,
Une étoile s'égare dans son troupeau,
Un taureau de soie s'élance.
Voici le cavalier Réticence,
Ses nids sont derrières les Indes.
Mer en folie - Folle idée.
Serein - Le canard des trois seigneurs de l'encre.
Ils voyagent - des traverses ! -
Sauveteur des seigneurs de l'Encre -
Est-ce une folle ?
(20)


A partir d'une phrase faussement innocente, " Hinter dieser reinen Stirne ", Zürn produit un poème où transparaît sa propre subjectivité. Le corps présent dans la phrase initiale avec l'occurrence du mot " front " est à l'origine de toutes les permutations suivantes. Les métaphores relatives à la pensée s'enchaînent et aboutissent à la fois au questionnement de l'imagination mais aussi de la création en général. On s'aperçoit alors que Zürn reproduit à partir d'une forme rigoureuse des enchaînements d'idées qui rappellent le fonctionnement de l'écriture automatique. La chute du poème avec cette question " ist es eine Irre ? " traduit un trouble final : l'auteure questionne son état. La création n'est-elle pas, dans son cas, l'exploration d'une imagination bien particulière, celle des hallucinations, liées à la folie ?


***

Pour Zürn la création est donc synonyme de métamorphose. Elle nous propose une interprétation bien particulière du monde où le corps, comme la langue, sont retranchés dans leurs limites pour être finalement entièrement désarticulés. Dès lors les tentatives de réunification se succèdent probablement en vain : Unica, l'unique, tente à la fois de produire une image d'elle unifiée comme dans Der Mann im Jasmin, mais elle se précipite aussi pour la faire voler en éclats comme dans certains dessins et dans ses anagrammes.
Associée au surréalisme, Zürn participe comme son compagnon Bellmer à un mouvement dont on dira que la force " est d'avoir inscrit dans ses prémisses que l'art, comme la révolution, est une violence, un rapt, et une métamorphose douloureuse du corps ".(21)

Citations et remarques

(1)
M. Onfray, Le désir d'être un volcan, Journal hédoniste, Paris, Grasset, 1996, Le Livre de Poche, Collection Biblio essais, S.328

(2)
Georgiana Colvile, "Unica Zürn" in Scandaleusement d'elles, 34 femmes surréalistes, Paris, Place, 1979, S.302

(3)
Les dessins xxvi et xxxix en sont deux illustrations en couleur.

(4)
U. Zürn, L'Homme-Jasmin: impressions d'une malade mentale, traduit de l'allemand par Ruth Henry et Robert Valançay, préface d'André Pieyre de Mandiargues, 1970 pour la version allemande, Paris, Gallimard, 1971, réed. Collection L'Imaginaire, 1999, p.16

(5)
U. Zürn, Der Mann im Jasmin (Ullstein, 1977) / Dunkler Frühling (Merlin,1969), mit einem Nachwort von Ruth Henry und einem Essay von Jean-François Rabain, Frankfurt / M, Berlin, Ullstein Taschenbuch, Die Frau in der Literatur, 1987, S.9

(6)
U. Zürn, L'Homme-Jasmin: impressions d'une malade mentale, op. cit., S.153, die schräg gedruckten Textstellen stammen von der Autorin.

(7)
U. Zürn, Der Mann im Jasmin, op. cit., S.93-94

(8)
U. Zürn, L'Homme-Jasmin: impressions d'une malade mentale, op. cit., S.153

(9)
U. Zürn, Der Mann im Jasmin, op. cit., S.94

(10)
U. Zürn, L'Homme-Jasmin: impressions d'une malade mentale, op. cit., S.35, die schräg gedruckten Textstellen stammen von der Autorin.

(11)
U. Zürn, Der Mann im Jasmin, op. cit., S.20

(12)
U. Zürn, L'Homme-Jasmin: impressions d'une malade mentale, op. cit., S.70

(13)
U. Zürn, Der Mann im Jasmin, op. cit., S.41

(14)
U. Zürn, L'Homme-Jasmin: impressions d'une malade mentale, op. cit., p.150

(15)
U. Zürn, Der Mann im Jasmin, op. cit., p.92

(16)
U. Zürn, « Meine Kindheit ist das Glück meines Lebens », in Approche d'Unica Zürn, Supplément au cahier 49, Paris, Le Nouveau Commerce, 1981.

(17)
U. Zürn, « Meine Jugend ist das Unglück meines Lebens », in Approche d'Unica Zürn, Ibid.

(18)
H. Bellmer, zitiert von Jean-François Rabain, "Les anagrammes d'Unica Zürn", in La Femme surréaliste, Herausgeberdatum, S.262

(19)
U. Zürn, L'Homme-Jasmin: impressions d'une malade mentale, op. cit., p.32, und Der Mann im Jasmin, op. cit., S.19

(20)
U. Zürn, L'Homme-Jasmin: impressions d'une malade mentale, op. cit., S.32

(21)
X. Gauthier, Surréalisme et sexualité, Préface de J.B. Pontalis, Paris, Gallimard, Collection Idées, 1971,


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