No 6 - Mon Corps / Mein Körper
 
Le fauteuil
Mathieu Roux
Photo: Natacha Sautereau

Je sais qu'elle va revenir. J'ai l'air un peu bête, assis sur ce fauteuil, j'ai les bras posés sur les accoudoirs, mes doigts jouent du piano sur le tissu qui poudroie sous mes doigts comme du Parmesan. Mon regard, digne, se perd dans les branches du sapin. Je compte dans ma tête, jusqu'à 1014, et je recommence. Mais je ne m'endors pas. Elle va revenir comme elle est venue, fraîche et belle comme un volcan, ma danseuse, ma bûche, mon harmonium. Elle va revenir parce qu'elle m'aime et que je sais ses secrets, ses jouissances, je sais l'odeur de son cou quand elle se penche pour ramasser une bûche, un jouet d'enfant, un trèfle. Je sais tout cela parce que je suis un homme et qu'elle a besoin d'un homme comme moi, un homme qui conduit vite dans les virages, qui boit beaucoup, dès le matin, un homme qui n'est jamais de bonne humeur (à cause de toutes ces guerres dans le monde), mais qui a de jolies attentions, qui remet une bûche dans l'âtre, toujours au bon moment, dans un mélange parfait d'anticipation et de non-précipitation. Je suis l'Homme de Ses Rêves. Et j'attends, j'ai toute la vie devant moi, je suis le capitaine d'un navire solide, mes mousses savent mes ordres, je n'ai pas besoin de parler, ils savent, je cligne des yeux, ils savent. Elle va revenir, elle n'est pas loin, peut-être joue-t-elle dans le jardin. Elle me fait une farce, oui, c'est cela, j'avais oublié, elle est facétieuse. Elle ressemble à notre fille qui, elle aussi, tiens tiens, a disparu. Notre Enfant. Elle va revenir, j'en suis sûr, je sais tout cela, et l'odeur de la terre remuée, et la couleur du ciel remué, et le vent. Oui, elle m'entend dans ma tête qui pense, elle écoute les embouteillages dans ma tête, elle sait. Elle joue dans le jardin, pourvu qu'elle ne prenne pas froid, elle qui est partie nue, au point du jour, avec cette malle phosphorescente, on aurait dit un lutin. Hi hi. Mes mains plongent dans la mousse des accoudoirs, je remue cette mousse comme de la terre, je fais semblant de chercher un trésor. Je sais. Ma douce, mon éléphanteau, ma limande. J'ai acheté des bières, tu vois, je n'y touche pas, elles sont sagement alignées dans le réfrigérateur, elles t'attendent. Je suis assis dans ce fauteuil dévasté et j'attends. J'attends la chute. J'ai les mains qui moussent, je suis un mousse, le sapin me fatigue. Je suis fatigué. Allez, reviens, promenons-nous au zoo, nous laisserons Notre Enfant chez Tante Sylva, nous nous garerons à l'extérieur, le long du quai, pour ne pas payer le parking du zoo, nous mentirons à l'entrée, nous dirons que nous sommes chômeurs, oui tous les deux, ce sera plus crédible, nous ne paierons pas l'entrée du zoo, ce sera beau, nous saluerons les gorilles, nous jouerons avec les homards, nous construirons des tentes, nous nous tiendrons la main. Nous mangerons des glaces. Je boirai une bière. Nous ferons des pactes. J'ai déconstruit le fauteuil, je suis fatigué, je tire sur les ressorts du fauteuil, je me fais un peu mal, je saigne peut-être un peu. Je sais. Ce soir, c'est Noël, et tu ne daignes toujours pas faire ton apparition. Quel joli petit suspense ! Tu m'étonneras toujours, tu es la plus forte, une héroïne, un défi, une croisade. J'ai revêtu la combinaison du Père Noël, je me regarde dans la glace au-dessus de la cheminée, ça me vieillit cet accoutrement. Enfin, c'est pour les enfants tout ça, ceux de ta sœur, et le Nôtre. Mais ce que j'ai l'air vieux. En fait, ça ne va pas super depuis que je me suis levé du fauteuil, j'ai eu comme un étourdissement, et puis maintenant cet habit rouge et blanc, cette nuit qui s'épaissit, et le silence surtout. Mon écrevisse, ma crevasse, mon opticienne, ma petite héroïne, ma grande héroïne. J'ai pensé à mettre le champagne au frais, que tout cela est triste, j'ai pensé à mettre le champagne au frais, j'ai pensé à mettre le champagne au frais sans que tu me le demandes, car tu ne pouvais pas me le demander, tu étais déjà partie, et c'est drôle, oui, j'ai parlé pour toi, tu n'étais pas là, alors j'ai veillé à ce que tu me dises quand même d'y penser, tu vois, tu n'es pas partie. Tu es dans le jardin, tu joues derrière les pommiers, tu prépares ton entrée. Dans quatre minutes et vingt-cinq secondes, la maison résonnera des cris des enfants, de la voix rauque de ton beau-frère, de ta voix de caïman, de ta voix de farceuse. Je sais. Je suis fatigué. Je suis un homme. J'ai eu la peau de ce fauteuil. Tu ne m'en voudras pas, tu sais toi aussi. Je donne des coups de pieds sur ce qu'il reste du fauteuil. Je m'acharne. J'ai mis ma capuche, j'ai fourré ma hotte de bières, je suis dans le jardin, je traverse la rue, je suis dans la forêt. J'escalade une colline. Je suis nu sous mon habit de Père Noël. J'ai froid. Je ne pleure pas parce que je suis un homme. Je peux voir la maison d'ici. Je vois les lumières, des ombres glisser derrière les rideaux, je vois le sapin enguirlandé qui clignote. Je vois les rires et les cris. Je me vois moi, assis sur le fauteuil qui ouvre un paquet destiné à notre enfant, parce qu'avec ses petites mains, elle n'y arrive pas, je fais semblant de m'énerver, je prends ma grosse voix, je déchire l'emballage avec mes dents, je suis en grande forme. C'est un petit tableau noir, avec des craies de toutes les couleurs, je dessine un avion qui prend feu, sur le tableau noir de ma fille. Le champagne est à bonne température, le frère de ma femme me félicite, pour la température du champagne, je fais une blague, je dis : "Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, mais le Frigidaire". Et ma flamme, mon hérisson, mon téléphone, que tu es belle dans ta robe, mon accoudoir, que tu es belle dans ta robe rouge. Je suis ému, recroquevillé sur ma butte, entouré d'arbres nus, les genoux boueux. J'ai froid, je suis fatigué. J'ai envie de rentrer à la maison.

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