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Le cours de danse
Mathieu Roux

Mes doigts tambourinent sur le volant de mon automobile. Ma vitre est aux trois quarts baissée, mon coude gauche prend appui sur l'arrête de la vitre, la gourmette à mon poignet tinte contre le plexiglas. L'air chaud ébouriffe, délicat, ma tignasse épaisse et blonde. Mes lunettes de soleil me donnent l'allure d'un surfeur. Je me sens bien, Californien, la Résidence Santa Monica n'a jamais aussi bien porté son nom. Le ciel est bleu comme une piscine. Je conduis très lentement, épouse parfaitement les courbes des virages, me permets même le luxe de faire deux fois le tour du rond-point, c'est si bon, si rafraîchissant, de tourner ainsi en maintenant exactement la même allure. Comme un satellite décrivant des révolutions autour du globe, mon automobile et moi tournons autour de notre globe à nous, un terre-plein herbeux planté de fleurs étranges. Plus difficile en revanche est de conserver ce train californien sur la grande artère qui mène à la Ville. Klaxons et hurlements m'arrachent à ma torpeur délicieuse, je suis forcé d'accélérer, d'abandonner mon bonheur naissant. Ils l'auront voulu : je progresse soudainement de la seconde à la cinquième et débute une course folle, doublant autos et camions avec une facilité déconcertante, me faufilant entre les voies comme un serpent enragé, échappant à la mort par la grâce de ma dextérité, et par une chance inouïe. Après quelques brèves minutes, me voilà devant la bâtisse en pierre rose qu'un écriteau blanc orne au niveau du premier étage. Sur cet écriteau, on peut lire : Cours de Danse Mixte Jeanne Nugent Tous Niveaux Tous styles. Je gare mon automobile fumante devant le rez-de-chaussée vitré de l'immeuble et décide d'attendre en feuilletant le journal de la Résidence (je suis en avance, très en avance, considérant que je suis d'habitude légèrement en retard, et je déteste attendre avec les parents des autres enfants, leurs commentaires dégoulinants comme du coulis de figues me soulèvent l'estomac). Alors que je suis en train de fouiller, le dos courbé et le visage au niveau du volant, dans la boîte à gants à la recherche de mon journal, et qu'une mouche joue à la balançoire sur ma gourmette, sautillant parfois comme s'il s'agissait d'une corde à sauter pour venir heurter ses ailes chatouilleuses contre les trois veines fines et bombées de la partie inférieure de mon poignée, et que je la congédie d'un geste vif de la main droite, provoquant la retombée immédiate du fermoir de la boîte à gants, mon regard est attiré par une cohorte d'enfants gesticulant en rythme derrière la vitre du cours de danse. Je découvre ainsi que je peux à loisir, par l'espace raisonnable (une cinquantaine de centimètres) que le store baissé, mais pas complètement (store trop court ? volonté délibérée ? négligence ?), a ménagé, observer la fin du cours de danse sans être importuné par les mamans ébaubies. Les enfants forment une ronde désarticulée qui, à interstices réguliers, et, j'imagine, au signal inaudible pour moi d'une musique mystérieuse, se désagrège, chacun exécutant alors une volte-face sur lui-même, pour ensuite reprendre la main de son camarade, et ainsi de suite, le rythme de la ronde s'accentuant toujours jusqu'à provoquer l'hilarité des plus jeunes rappelés à l'ordre par ladite Jeanne, qui me semble rigidifiée, rendue plus sévère encore, par l'enjeu (la présence des parents). Mon petit frère ne se débrouille pas trop mal. Je vois à ses gestes mécaniques et à son regard absent que cette chorégraphie ne le passionne guère, mais je dois être le seul à percevoir cela, son talent est tel qu'il parvient à mimer parfaitement les pas et les figures que Jeanne répète devant eux, avec la mine excédée de celle qui s'épuise pour la millième fois, et en pure perte, à communiquer son génie créateur. Mon petit frère est ailleurs, mais son corps obéit, et Jeanne n'y voit que du feu (je crois même qu'elle le félicite, lui tapotant la nuque, en cherchant du regard ma mère, et les mamans de se retourner en clignant des yeux). Le cours est désormais terminé, les traits de Jeanne se détendent, et c'est elle que l'on félicite maintenant, c'est elle la vedette, elle que l'on entoure de toute son attention bienveillante alors que les enfants se sont envolés dans le vestiaire pour se changer, à croire qu'elle ne fait tout cela que pour ce moment-là, la récompense bruissante des adultes, de ses pareils, après l'ingratitude subie des enfants. Captivé par ce spectacle, une véritable ruche en ébullition que fendent des papas zélés tendant leur mouchoir pour que Jeanne éponge son front ruisselant, je sursaute lorsque la portière passager s'ouvre, et aussitôt, avec quelle violence, se referme.
C'est quoi ce look ? Tu te crois à Miami ?
Merde, je t'avais pas vu sortir. Tu te changes pas ?
Plutôt mourir… Je veux MEN-AL-LER, PAR-ti-RE ! Je me changerai à la maison, et puis tu sais, moi, les ambiances de vestiaire…
Mais figure-toi, mon petit père, que j'ai d'autres projets…
Comment ça ?
T'auras l'air fin en collant…
Tu m'emmènes voir des filles  ?
Mieux que ça…
D'accord, mais à condition que tu enlèves ces lunettes ridicules.
T'as jamais rien pigé à la classe, toi, de toute façon.
Mon petit frère me prend de haut en ricanant (ce qu'il peut m'énerver lorsqu'il se comporte ainsi), ouvre son sac et commence à se changer, les jambes bientôt dressées à l'envers, les orteils pédalant et frottant le faux velours élimé du plafond alors qu'il tire sur son bas de jogging. D'un geste rageur, il range sa tenue en boule dans son sac et soupire. Moi : T'as perdu ta langue ?
Mon petit frère : Je suis vanné, complètement à plat.
Moi (riant) : Faut dire qu'elle vous mène à la baguette la Jeanne…
Mon petit frère : Tu m'as vu ?
Moi : Oui, et j'ai adoré votre petite ronde. On aurait dit un exercice thérapeutique, genre ronde des dingos dans un asile…
Mon petit frère : Oh, ça va… Je te rappelle que je suis en mission. Et que c'est TON idée. Et que ça ne m'amuse PAS PARticulièrement.
Moi : C'est bon, je plaisante…
Silence.
Moi : Tu as pu en savoir un peu plus aujourd'hui ?
Mon petit frère : Cette Madame Jeanne est peut-être l'amante secrète du Roi, mais tu sais, elle n'en parle pas beaucoup aux élèves de son cours de danse. Elle se contente de leur crier dessus, et d'en féliciter certains, dont…
Moi : J'ai vu, oui. Mais tu n'as pas réussi à…
Mon petit frère : Non ! Elle est toujours présente, et elle ne laisse pas traîner son agenda au beau milieu de la piè
Moi : Son sac… Elle a bien un sac, toutes les femmes ont un sac à main.
Mon petit frère : Le sien ressemble à un sac à dos de randonneur. Je l'ai bien vu, mais il me faudrait une bonne dizaine de minutes pour fouiller là-dedans. Alors, en douce…
Moi : Bon bon, dans ce cas…
Les rumeurs de la Ville s'éteignent dans le rétroviseur. La route s'amincit à mesure que les maisons se raréfient. Nous roulons sur une piste en terre bordée d'ornières abyssales. Quelques vaches paissent sur des prés bosselés que des clôtures décharnées peinent à délimiter. L'horizon est dégagé, légèrement courbe. Le soleil, bas, n'éblouit plus (mais je garde mes lunettes). Mon petit frère me questionne sur notre destination, je garde un petit sourire muet. « La plage du Galet Mort ? », Je suis déçu, terriblement : « Comment tu connais ? ». Il pavoise, l'insolent : « Tout le monde connaît ce coin. Mais c'est une bonne idée, l'endroit est vraiment chouette. Les parents sont au courant ? » Ils sont au zoo, les parents.
Ça devient une obsession, dit mon petit frère avec un air sincèrement inquiet.
Papa voulait absolument revoir la loutre tigrée, tu sais, celle qui récite l'alphabet, il voulait aussi la montrer à maman.
Ils s'entendent bien, hein ?
Ben, c'est normal, ils sont mariés, non ?
Oui, mais ça fait longtemps, ils auraient pu se lasser l'un de l'autre, divorcer, se disputer violemment, je sais pas…
Tu vois trop de films mon petit. Allez, descends de voiture, on est arrivé. Tu reconnais pas les lieux Monsieur Je-Sais-Tout ?
Mon petit frère me demande pourquoi je tenais absolument à ce qu'il se change (Il y a personne ici, et puis j'aurais bien fait quelques pointes sur les rochers plats, face à la mer, ça c'est la classe !), je ne daigne pas répondre, m'assieds sur les galets, allume une cigarette. Fume avec concentration en regardant la mer. Je me demande si mon frère connaît vraiment cet endroit, mon frère qui ramasse une quantité invraisemblable de galets ultra plats qui lestent les poches de son jogging. Il a tellement gavé les poches de son pantalon de jogging que l'élastique a cédé et qu'il doit le retenir avec une main fichée derrière son dos. Il court vers le rivage avec toujours cette main accrochée au pantalon, ses genoux heurtant par intermittences les galets dans ses poches, l'obligeant à courir les jambes tendues, comme un athlète s'élançant pour le triple saut. Il se décide finalement à marcher et, ses baskets imprimant leur empreinte dans la grève mouillée, se retourne et hurle :
OH, FREROT ! CONCOURS DE RICOCHETS ?
D'un signe de la main, je décline son invitation. Mimant un soupir de dépit exagéré, il lève les deux bras, et rigole comme un petit fou en découvrant ses jambes nues, et dodeline des fesses en pointant son slip à l'air. J'observe le soleil rougeoyant glisser derrière la silhouette de mon petit frère, et le mouvement sec et tendu de son bras lorsque, sa jambe gauche fléchie en avant et la droite en arrière avec le genou à terre, il envoie un galet ricocher sur la mer à peine ridée. J'enlève mes lunettes de soleil, et les enfouis dans le sable.

Paris, juin 2003

Mathieu Roux: sur l'auteur

 

   
« À Rome, on ne le couronnait pas souvent. »
© 2003   das gefrorene meer - la mer gelée