Numéro 4 - SUITE sommaire    actuel    ‹‹‹    ›››
 
 
Le barbecue
Mathieu Roux

Papa fait griller des merguez géantes sur le gril du barbecue (papa dit " barbecul " et on rigole bien, j'ignore à l'époque, un ami très cultivé ne me l'avait pas encore expliqué, qu'on prononce bien " barbecul ", pour une raison que j'ai oubliée), tellement géantes les merguez qu'elles dépassent des deux côtés du gril. Le jardin est assez petit, la pelouse pas très verte, et mon petit frère creuse des terriers dans la pelouse, avec ses petites mains il creuse très vite, comme si sa vie en dépendait, il est concentré, des gouttes de sueur perlent de son front tout rouge, de ses aisselles imberbes, mouillent son ticheurte, il creuse et personne ne s'alarme. Papa s'occupe des merguez, faut pas trop le déranger, hou lala non. Maman, mais qu'est-ce qu'elle fait maman. Madame Hector se tient toute droite à distance respectable de papa, elle sent cette tension, cette concentration, elle ose pas demander où est maman, elle est drôle toute droite, je fais rien pour lui venir en aide, je savoure même son air interdit. Je regarde mon petit frère, je l'appelle " mon lapin ", il écoute pas, il creuse, change de terrier, ça m'intrigue quand même, tous ces trous dans la pelouse. Quand papa lèvera les yeux de ses merguez et s'en apercevra, ça bardera, pour sûr, et oh mon lapin, lapinou, oh ! Et soudain, mon petit frère se redresse, le visage tout plein de terre collée sur sa sueur, un sourire immense barre son visage, il exhibe son trésor, une montre calculatrice toute pleine de terre, il la tient à bout de bras, l'exhibe comme un trophée, il n'a pas les mots mais il est fier. Fier d'avoir retrouvé le trésor qu'il avait enfoui par une de ces journées désœuvrées où l'on oublie de penser aux conséquences de nos actes. Je le serre dans mes bras, puis je le fais tournoyer, ses petites jambes tamponnent le sac à main de Madame Hector qui s'excuse à notre place (pff, quelle idiote), je suis fier de mon petit frère qui vole dans les airs. C'est l'été, il fait très chaud, on enlève nos ticheurtes mon frère et moi, on se met en position et on fait l'avion, les bras tendus, la tête en avant, on se met à courir comme des dératés, à toute allure, on fait dix fois le tour du jardin, on zigzague entre les cordes nues de la balançoire, entre les jambes de Madame Hector, on n'ose pas trop s'approcher du barbecue, pas fous, on fait le bruit d'un Boeing, d'un jet, d'un mig, d'un missile, d'une guerre mondiale, on se roule dans l'herbe, on est heureux. Je m'ennuie, mon petit frère a été enfermé dans le garage (à cause des trous dans le gazon), on communique des deux côtés de la porte du garage, il s'en fout, il partira qu'il dit, il est tellement intelligent, il a tout compris, il crache sur la merguez que maman lui a glissée sous la porte, je l'entends cracher, mon frère est un héros. Je m'ennuie, j'attends la fin du barbecue, mais papa n'a pas fini, il fait griller maintenant des côtes de porc, il en distribue à la cantonade, il a l'air heureux, il souffle sur les braises de son barbecue électronique, il dit des choses comme : " Tout le monde est servi ? Dites si vous voulez plus d'herbes de Provence, faut pas hésiter. Qu'est-ce que ça tape, hein ? ". Le Roi fait son apparition, essoufflé sur sa mobylette qu'il pose négligemment contre l'arbre. Papa se rembrunit, garde sa fourchette dressée, au cas où, et dit : " C'est une propriété privée, ici, et tout autant Roi que vous êtes, vous ne devez pas l'ignorer. " J'adore quand papa parle ainsi, mon cœur palpite, des petites flammes dansent dans ma tête, j'entends mon frère qui cesse de tapoter sur sa montre calculatrice, je jubile. " Monsieur, veuillez pardonner mon entrée, mais ce que j'ai à vous dire est de la plus haute importance. " Papa repose sa fourchette, ses petits yeux clignent, il refuse la main de maman qui veut empoigner son bras, il est si digne, tous les regards sont concentrés vers lui, sauf Madame Hector qui fait semblant de coudre. " Je suis venu faire la paix. Cette guerre n'a que trop duré, elle doit cesser. " Le Roi a gardé son casque et, par un système ingénieux de scotch et de ficelle, sa couronne est solidement fixée sur le casque. " C'est un peu facile… " " Monsieur, ne nous comportons plus en ennemis. Je suis venu faire la paix, la paix des Braves, la paix des Elus. " Là, papa baisse la garde, du rouge colore ses joues, papa est flatté, maman se laisse aller à sourire, papa accepte de serrer la main du Roi. Madame Hector exécute une petite danse, quelques pas, comme si elle s'échauffait. Je suis vaguement déçu, mais tout le monde a l'air content alors je dis oui d'accord pour le champagne, et oui d'accord je vais libérer mon petit frère. Et nous buvons à la bouteille ensemble avec mon petit frère, et nous refaisons l'avion, cette fois plus vite encore, et plus loin, nous franchissons la clôture du jardin, nous sommes dans la rue, dans l'avenue, sous les lampadaires éteints, nous hurlons comme des loups, comme des guerriers, comme des légionnaires, nous vociférons. Nous déclenchons une nouvelle guerre.

Paris, 2002

Mathieu Roux: sur l'auteur

 

   
« Ainsi placé dans le temps, il balançait des actes et contractait des alliances… »
© 2003   das gefrorene meer - la mer gelée