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Numéro 2 - Territoire

 

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« Finis les voyages, toujours à la traîne de quelque chose. Je n'ai plus aucun secret, à force d'avoir perdu le visage, forme et matière. Je ne suis plus qu'une ligne. »

Le Voyage à Ostende (extrait)
extrait d'un roman de Mathieu Roux

5.

Il s'était fait violence pour ne pas rentrer à l'appartement, pour ne pas démissionner encore devant une sensation qui lui était devenue familière, mais qu'il n'avait toujours pas apprivoisée, loin de là. Dans le métro qui le conduisait au cinéma pour la deuxième séance du jour, il se forçait à sourire et à regarder les passagers.
Quelques jolies jeunes femmes patientaient avec lui dans un hall ample et clair. Les parois étaient de grands verres qui prolongeaient le regard vers les immeubles d'une cité, renforçant l'impression, pour ceux à l'intérieur, d'être dans un cube transparent miraculeusement atterri au cœur d'un environnement hostile. Ce "cinéma" à l'écart du centre était un centre culturel qui accueillait quelques films programmés dans les sections off du Festival.
Il était en avance, hésita longuement avant de commander une bière au comptoir d'un snack dont les murs étaient tapissés d'affiches de films français, des vieux Godard, Truffaut, Rohmer, Garrel, Resnais, Rivette. Il s'amusa de constater qu'il avait vu tous ces films, sans exception, et plusieurs plus d'une fois. Il se demanda si cela l'aidait en quoi que ce soit. La bière lui fit du bien, freina sa nervosité. Il pensa au Journal d'Adamov, dont il avait oublié le titre exact, aux dernières pages, lorsqu'il consigne ses matinées rythmées par les bières, toujours en nombre croissant. Il eut envie de rester là, de ne pas aller voir le film, de rester là à se saouler tout l'après-midi. Il entamerait peut-être une conversation avec l'une de ces femmes au type intellectuel, il pointerait les affiches, un sujet tout trouvé, et ce film-là ?, n'aurait qu'à pointer une autre affiche. Mais ces jeunes femmes se dirigeaient déjà vers la salle de projection et il les suivit à la manière d'un enfant redevenu docile après avoir été tenté par un mauvais coup.
Une fois pénétré dans la salle, ses automatismes prirent le relais de sa volonté et il avisa une rangée du premier tiers libre en son centre. Il s'y installa et, sitôt délesté de son caban, tourna brusquement la tête vers la cabine du projectionniste, dont la lunette trouait un mur recouvert de velours bleu, s'assura de quelque chose qui lui avait toujours échappé avec un regard policier (il avait contracté ce tic absurde aux premiers temps de sa cinéphilie, lorsque, hautain et fier, il hantait les salles du quartier latin, c'était pour lui que tous ces films avaient été réalisés) puis se remit dans sa position initiale de spectateur.
Le film était accompagné par son auteur, oui, accompagné. Ce réalisateur ne supportait plus l'idée de n'être pas présent lorsque ses films étaient projetés et avait décidé, depuis quelques années déjà, d'assister à toutes les projections de ses films, ce qui, bien sûr, en limitait le nombre. Logiquement, il avait pris le parti de ne pas exploiter ses film, de ne pas les montrer dans des salles réservées à cet effet. En présentant sa dernière œuvre au public berlinois, il leur octroyait une sorte de faveur. Généralement, il montrait ses films à ses amis, chez lui, dans son appartement, en Belgique. Boris Lehmann était ce petit homme au crâne dégarni et aux yeux comme deux billes affolées qu'une tristesse inconsolable zébrait. Sa voix était un murmure fluide que relayait en allemand l'interprète immense qui se baissait en souriant pour lui tendre le micro. Ils formaient sur la large scène, et devant une salle clairsemée, un duo comique que le charme sinueux de l'artiste, comme un contrepoint rassurant au désespoir qui guidait son regard, interdisait de trouver ridicule. Il répondait à une jeune violoniste qui lui demandait pourquoi il faisait des films : Je fais des films comme on jette une bouteille à la mer. Si quelqu'un, une seule personne, trouve cette bouteille, ça me suffit, ça fait mon bonheur. L'expérience du cinéma doit être une rencontre entre un film et UNE personne. C'est pour ça que je refuse maintenant de montrer mes films dans une salle de cinéma, pour ne pas que ces rencontres soient rendues impossibles, diluées dans l'anonymat.
C'est lui qui avait demandé à la jeune fille ce qu'elle faisait dans la vie, et il avait voulu la flatter en avouant une admiration tenace et définitive pour les musiciens. Boris Lehmann, en parlant, ne regardait qu'elle et illustrait ainsi, par l'exclusive de son adresse, la sincérité de ses propos. Aussi, se sentit-il tout à coup de trop dans cette salle et il voulut les laisser seuls. Il changea d'avis en observant les mines également gênées des spectateurs.
Après le film, le réalisateur revint sur la scène en semblant chercher des yeux sa belle violoniste, qui n'avait pas bougé, bien sûr, et attendait religieusement de nouvelles paroles de cet étrange artiste. Elle ne lui posa pas de questions, au contraire d'un jeune homme très concerné, sans nul doute un étudiant en cinéma, qui désirait savoir pour quelle raison il ne filmait pas en vidéo, car lui pensait que la légèreté de ce dispositif s'accordait bien avec son travail. La réponse fusa : Je ne peux pas utiliser la vidéo. La pellicule de cinéma est une nécessité pour moi, j'ai besoin de savoir que mon temps de filmage est compté, que je devrai arrêter à un moment, lorsqu'il n'y aura plus de pellicule. C'est cette contrainte qui anime mon désir, cet aspect matériel, artisanal. Pouvoir filmer autant que je veux et très facilement ne m'intéresse pas, c'est même le contraire de ce qui m'intéresse.
Il aimait cet homme, ses paroles, son visage et le film qu'il venait de voir. Mais l'angoisse s'était ranimée avec les lumières de la salle et il devait à nouveau fuir. Il enjamba la violoniste, qui ne le regarda même pas, et sortit. Il marcha très vite, un vent froid lui giflait le visage, la lumière déjà sombre avait baissée encore d'intensité, la nuit descendait sur la ville.
Le malaise mystérieux, un temps freiné par la marche accélérée dans la fraîcheur vespérale de l'hiver berlinois, le reprit dans le métro, avec une violence redoublée, inédite. Il s'accrocha à la mince colonne d'acier qui reliait le sol du wagon à son plafond. Ses jambes se dérobaient sous lui et la sueur de ses mains moites l'obligeait à chercher une nouvelle prise toujours plus élevée sur la barre. Son souffle s'accélérait, les battements de son cœur résonnaient dans une tête envahie par la panique. Il se forçait à prendre de profondes bouffées d'oxygène mais ses tentatives se heurtaient à la peur de s'évanouir. Alors, il essaya de domestiquer son souffle en concentrant son regard sur quelque chose ou quelqu'un qui puisse calmer l'emballement de ses nerfs. Les affichettes publicitaires qui cliquetaient contre les vitres offraient un inquiétant miroir à son état, et le couple de retraités aux visages durs et tristes assis sur une banquette ne faisait qu'amplifier une peur devenue cruelle de tomber brusquement sur le sol recouvert de plastique antidérapant du wagon. Il faillit abandonner ses efforts et sortir à la prochaine station, lorsqu'un fou rire adolescent alerta son regard brouillé, comme embué par l'effet d'une forte migraine ophtalmique.
A sa gauche, assise sur un strapontin, riait aux éclats une jeune fille de seize dix-sept ans, qui se moquait, sans méchanceté apparente, d'une camarade accroupie devant elle. Cette dernière n'offrait à sa vue qu'une nuque blanche, barrée par une natte fatiguée d'avoir été triturée pendant d'interminables heures de lycée. L'adolescente rieuse qui lui faisait face offrait en revanche son visage à son attention défaillante.
Des lèvres rosies par le froid, légèrement enflées, se détachaient sans cesse pour découvrir des dents blanches et courtes que masquait une langue joueuse qui relançait le flux d'un discours traversé de hoquets nerveux. Sa peau métissée se fardait de rougeurs légères qui disparaissaient aussi vite qu'elles apparaissaient et ses yeux noirs brillaient comme deux feux tanguant derrière un rideau de rosée. Ses cheveux noirs tressés, plaqués sur le crâne, faisaient apparaître de clairs sillons et accompagnaient sans frémir les mouvements heurtés d'un cou fin et solide. Les rires qui la parcouraient n'avaient rien d'hystérique, ils étaient l'expression pure d'une joie entière, ils étaient un don qu'il vola avidement, une liberté dont il essaya d'accaparer la sève. Il voulut se noyer dans ces yeux brillant et humides qui n'excluaient personne. Il s'accrocha à ces yeux pour ne pas défaillir, et réussit à être happé. Naturellement, ses efforts malheureux cessèrent, et il était maintenant porté, soutenu par cette joie simple et ce visage inaugural qui, tels un lumineux bâton glissé parmi les rayons d'une roue, enrayèrent la progression implacable de l'angoisse.
Elle leva la tête et porta son regard sur lui qui ne put détourner le sien. Elle cessa de rire, se tut et lui sourit. Cet instant fut assez long pour qu'il puisse surprendre un peu de son intimité, mais assez court pour qu'il ne soit en mesure d'interpréter ce sourire franc comme une tentative de séduction. Elle reprit sa conversation, les rires s'espacèrent. Il la regardait toujours et la gratitude avait chassé la détresse de ses yeux.


6.

C'est presque assagi qu'il sortit du métro. Il faisait nuit noire et les gens se pressaient de toutes parts pour regagner leurs foyers. Bus, voitures, taxis composaient un frétillant ballet sur la rocade. Il était partagé entre l'inquiétude que provoquait le frais souvenir de sa violente attaque et l'espoir apaisant qu'avait fait naître son spectaculaire rétablissement. Plus que tout, c'est le visage de la jeune fille qui colorait ses pensées.


Cayenne - Vieux Moulin - Paris, 2001

 

Mathieu Roux : matroux@yahoo.fr

 

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