No 6 - Mon Corps / Mein Körper
 
ATTAQUES SUR LE CHEMIN, LE SOIR, DANS LA NEIGE (2)

Alban Lefranc
Extraits d'un roman paru en coédition chez Le Quartanier / Hogarth Press II
Un autre extrait dans le numéro 5

Présentation





En 1963, dans un petit café au bord du lac de Tiberiade à Munich, Irm Herrman rencontre un jeune homme extrêmement timide, extrêmement laid, qui ne lève les yeux que sur les garçons. Elle quitte son emploi de secrétaire chez ADAC, abandonne tout pour le suivre. Maître, où demeures-tu ? Viens et regarde. Elle vint donc et vit où il demeurait, et elle demeura auprès de lui. Quelques mois plus tard, elle trouve un rôle pour les yeux fuyants du jeune homme grêlé de petite vérole - mais le même jeune homme convoie des voitures volées en Turquie.
En 1982, les traits bouffis, les gestes lourds, il regarde avec une fureur feinte un épisode de Dallas dans sa chambre d'hôtel de l'hôtel Pierre à New York ; il vient d'écraser les trois Valium et les deux Mandrax nécessaires au vrai sommeil; tu t'es dérangé pour rien pauvre merde prononce-t-il à haute et intelligible voix sans se tourner vers l'homme en complet veston qui vient d'entrer, il est hors de question que je fasse la moindre coupe. Je pense que Bobby sait ce qu'il fait. Pas moi, ce n'est plus l'homme que j'ai aimé, je ne le reconnais plus. Alllons-nous en. Viens. Je t'en supplie. Non.
Le 26 juin 1969, la chemise de flanelle largement ouverte sur la poitrine, les deux mains croisées derrière la nuque, il exulte comme un boxeur sous les huées du public au festival de Berlin ; aucun des spectateurs de L'amour est plus froid que la mort ne s'approche de lui.
La lecture de Berlin Alexanderplatz de Döblin est la blessure d'adolescence qu'il chérira jusqu'à la fin : pour adapter ce livre et préparer le tournage, il mettra au point une méthode de travail infaillible, alternant trois jours de guerre et une journée de permission. Vider sa colère 72 h d'affilée le long des lignes blanches que lui livrent de jeunes adolescents pâles. Réveiller l'enfance en lui, l'Allemagne à peine sortie de son fameux miracle, réveiller tous les visages défaits du triomphe économique. Plonger ensuite dans 24 h de noir complet.
Il accepte finalement de formater Querelle aux horaires des salles US, contre 50 000 $ le soir même, dans une chemise gonflée qu'il n'est pas sûr de ne pas avoir laissée sur la banquette arrière d'un taxi, à quatre heures du matin.
En 1971, sous l'impulsion de la découverte des films de Douglas Sirk, il filme en onze jours Le marchand des quatre saisons.
En 1968, il écrit des scénarii sur des cahiers d'écolier, avec une grosse écriture appliquée. Il jette un œil distrait aux allées et venues des clients de Irm Hermann, des Gastarbeiter turcs pour la plupart. Pour nourrir son corps de viande rouge sans cesser jamais d'écrire et de filmer, il faut que quelques femmes dévouées convertissent en Deutsche Mark le sperme et la sueur des ouvriers du miracle.
Entre septembre 69 et septembre 70, pour retenir auprès de lui l'énorme masse sensuelle appelée Günther Kaufmann, et l'empêcher de rejoindre sa famille, il invente neuf histoires autour d'un Noir et tourne autant de films. Il ne se souvient plus où il a croisé ce fils illégitime d'un GI, qui pense et parle bavarois, qui mange et vit en Bavarois, et qui doit chaque matin subir un choc en apercevant son reflet dans la glace. On reconstruit des autoroutes flamboyantes dans la vallée du Danube : Günther Kaufmann y fracasse en un an quatre Lamborghini offertes par le joufflu qui commence à être célèbre. L'argent l'a rejoint depuis peu, qu'il dépense avec fureur, plus besoin de vendre les filles de l'équipe près des gares.
En 1978, il achète un immense appartement près de la deutsche Eiche à Munich, son bar fétiche. Il fait recouvrir tout le plancher d'une moquette brun rouge, les murs d'un velour presque noir. Devant toutes les fenêtres des tentures très sombres chassent le jour. La lumière dehors ne charrie que des dépressions. Rien dans la chambre à part un lit en cuir où quatre corps ou plus peuvent s'emboîter ou non, un téléviseur dans un coin à même la moquette, et un étroit miroir à hauteur de sexe pour resserrer tout cela. Dans une autre pièce des spots au-dessus d'une table pour travailler.
Il a 37 ans le 31 mai 1982, une cour de bouffons obscènes se presse autour de lui, on ignore si la soirée finira en saoulerie systématique ou en partouze homo. Le tournage de Je suis le bonheur de ce monde doit commencer le 21 juin. C'est pour peu de temps que je suis encore avec vous. Vous me chercherez, mais où je vais, vous ne pouvez venir.
Querelle, c'est l'histoire d'un type dont l'âme s'est changée en alligator. Une certaine façon de ramasser le corps et de le détendre, de saisir toutes choses avec les yeux. Le monde entier se rétrécit à quelques gestes brefs contenus dans une seule main, à quelques doigts d'une seule main, le pouce et l'auriculaire, pour désigner un acteur ou un technicien. Just be great s'entend répondre Jeanne Moreau qui demande des indications sur son jeu. Un gouffre autour du gros corps ignoble que personne ne peut plus franchir, lui moins que personne, qui parfois pourtant accompagne un ami jusque dans les toilettes de peur qu'il ne lui fausse compagnie. Noli me tangere.


Non pas la solitude qui envahit votre ombre dans une chambre le soir, non pas la bêtise d'un article de presse qui met sur les yeux un voile de rage, non pas l'insomnie qui vous cloue au désordre des pensées éparses, non pas la trahison amoureuse ni la mort d'un ami, mais le déferlement de l'angoisse, la dispersion de tout le corps autour de la pompe à sang indifférente, les attaques imparables dans la neige justifient qu'on se drogue à toute heure, qu'on se rue dans le travail comme un dément, qu'on efface les rêves sous une couche de Valium.


Il faudra se méfier de la mère, se garder de l'élan terrible qui vous précipite vers elle sur un quai de gare, vers son visage déchiré, son manteau ridicule, sa fragilité. Elle jouera dans les films. Pour ne pas subir inutilement l'enfant terrorisé qui hurle, l'empoignade des sentiments mêlés, pour les subir plus violemment encore, on filmera ses gestes, on enregistrera sa voix, on imprimera tout sur la bande filmique. Même méthode avec les amants, les maîtresses, les amis : tout le saccage sentimental, les dissimulations, les ruses, les élans brisés, la panique affective seront transcrits tels quels, et tous s'y reconnaîtront.


Un filet de lumière humide coule le long d'un réverbère dans la Clemenstrasse, la fornication obsède la nuit bleue. Un clochard pisse contre un mur, les épaules relâchées, les bras saillants dans la douceur estivale, shakespearien. L'éclairage délicieusement faux badigeonne la peau de l'homme, les joues, le menton volontaire, exactement comme dans un studio des années 50 à Hollywood ; les vêtements eux-mêmes semblent les déguisements d'un prince, d'un Ulysse mendiant peu pressé de retrouver les courbes menteuses de sa Pénélope. Rainer pose sa main moite sur la vitre - comme un linge frais sur le front d'une idole - et fixe les traces laissées par les doigts. Il pourrait casser la vitre, attirer l'attention du type du haut de son deuxième étage, vérifier si celui-ci le connaît ou non. C'est sans doute un clochard de pacotille, un figurant loué par ses amis pour ses 37 ans, amis qui semblent ne pas avoir hésité à masquer des projecteurs derrière les arbres, à peupler d'apaches en carton pâte les trottoirs, les squares, les tabacs, les arrêts de bus, partout dans un vaste périmètre autour de l'appartement du maître, partout où il pourrait lui prendre de poser les yeux ce 31 mai.


(Maître, où demeures-tu ?
Mes possessions s'étendent bien au-delà du fleuve, mon enfant. Demande Rainer, et tous te conduiront jusqu'à moi, les clochards et les putes, les chauffeurs de bus et de taxi, les flics en uniforme et en civil, les prêtres et les juges, les militaires, les anarchistes, ils formeront une procession jusqu'à mon palais, ils te porteront sur leurs mains de peur que des pierres ne blessent tes pieds nus, ils te pareront de couronnes de fleurs, et tu sentiras jusqu'au tréfonds de ta poitrine la ferveur de leurs chants. Mes gestes sur toi s'épancheront comme une huile, le miel et le lait se glisseront sous ta langue, je frotterai tes saillies de myrrhe et d'aloès, mais si tu venais à résister, si je venais à sentir que tu imaginais une seule seconde ne pas être prêt, une seule seconde ne pas vouloir, ne pas aimer, une seule seconde regretter déjà, ma violence alors achèverait de te convaincre, ma graisse musclée, et tu me remercierais dans les larmes et les suffocations, transi.)



Le clochard en T-shirt rouge exhibe ses épaules à la Brad Davis, un morceau de sa queue et un jet de fontaine romaine, sous les fenêtres où tonne la fête servile. Si je me précipite contre la fenêtre, est-ce que ça permettra à Querelle de récupérer la Palme d'or, après coup ? Il leur faut du sang, les chrétiens réclament du sang. Après la mise en croix, une défenestration, beaucoup plus efficace. La palme avec cinq jours de retard, après l'Ours d'or en février pour Veronika Voss. Cinq jours après avoir attribué la palme à Missing de Costa-Gravas, et Yol de Yilmaz Guney, le jury a reconnu qu'il n'avait pas eu le temps de regarder avec toute l'attention nécessaire le nouvel opus du génial-cinéaste-allemand-auteur-de-43-films-incarnant-à-lui-seul-le-renouveau-du-cinéma-outre-Rhin-  défenseur-des-minorités-pourfendeur-de-tabous-toujours-vivant-quoique-drogué-paraît-il-jusqu'aux-  dents-RWF. Pour corriger cette odieuse injustice, le jury a décidé à l'unanimité de récupérer la précieuse petite branche dorée dans le coffre fort de Costa-Gravas et de la remettre à RWF. Pour se faire pardonner, et ne pas s'exposer à la foudre légitime du maître, le jury lui remet également un an à l'avance la palme de 1983 pour Je suis le bonheur de ce monde dont le tournage devrait commencer très bientôt.
Mais je ne passerai jamais à travers, mes bajoues feraient ventouses sur les montants. Quant au peu de sang qui se faufile encore dans ma graisse, je le garde pour les quelques culs que je réussis à coincer encore. Je ne peux tout de même pas organiser un faux enlèvement.
Dans Le mariage de Maria Braun , Hanna Schygulla tend le poignet sous un filet d'eau et tout le monde sent le sang qui jaillit, sans rien voir.
Si je ne reviens pas vers eux, vers mes amis, vers tous ceux venus tout exprès s'afficher dans la dernière fête du gros homme indigne, ils s'inquiéteront, je les sens dans mon dos qui attendent que je multiplie les pains, que je les abreuve d'un vin intarissable, il faut que je m'occupe d'eux, y compris le jour de mon anniversaire : Kurt, Ingrid, Irm, Günther et les morts, Ben Salem, Armin et les autres. Mais si je tourne maintenant mon visage vers eux, ils y liront mon envie de les chasser à coups de machette.


RWF. Rainer Werner F. C'est beau comme une marque de bagnole.
Une grosse RWF a traversé un mur qui s'était jeté à sa rencontre pour essayer de l'arrêter.
C'est sentimental vous savez, ma première voiture c'était une RWF. Je sais que la coupe n'en est pas très fine, mais que voulez-vous.
Une RWF volée a écrasé tous les membres du jury après avoir grimpé les marches du palais des festivals.
Si tu travailles bien à l'école, tu pourras t'acheter une RWF plus tard, et voler dans les bras de leurs pères les petits garçons au goût de réglisse.


Un grand type à chemise hawaïenne semble lui parler depuis un moment, penché vers lui, absolument pas rebuté par le rectangle de costume blanc crasseux sous une épaisse tignasse qui lui tient lieu d'interlocuteur : c'est la vitre qui informe Rainer avec insistance de la présence de l'inconnu, la vitre qui sous les doigts supporte le reflet des atroces couleurs vives. Etait-ce de l'anglais ? Est-ce lui qui a invité ce type ? I don't know murmure-t-il en essayant de saisir une oreille ou un nez, un quelconque élément fixe dans le bouillonnement liquide vers lequel il s'est retourné maintenant. Il est temps de rejoindre la foule des disciples en délire. Vous aurez toujours des journalistes et des couples, des gros bourgeois catholiques et des gauchistes bien pensants, des acteurs, des femmes, des amants sur qui cogner, mais moi, vous ne m'aurez pas toujours.
Un nez au-dessus d'une petite moustache grise, ce doit être ce producteur new-yorkais qui le harcèle depuis des années. I don't know but I think about it, articule-t-il en se dégageant à grands gestes de la cascade en suspension. I think about it, répète-t-il à tout hasard en se rapprochant d'Ingrid et de son grand sourire navré transi. Pauvre Ingrid. Pour qui ils me prennent après tout. Ingrid Ingrid, voilà, il lui saisit le coude, manque de la faire basculer, le couple a du bon. Rainer, regarde ce que Kurt t'a apporté. Ils ne peuvent pas me foutre la paix le jour de mon anniversaire. Une bouteille, ça ressemble à une bouteille, elle sort une bouteille d'un carton, du champagne sans doute. Il faut qu'ils viennent me faire chier jusqu'ici avec leur projet d'adaptation de Tintin chez les Sioux, hein ? Rainer, tous les gens qui sont ici te veulent du bien, ce sont des amis. Son visage frais, cette douceur qu'on a envie de frapper. Ingrid l'entraîne vers la cuisine. Des hommes, des hommes, des hommes. Le repas des fauves. Son visage friable, sa peau lisse comme du lait. L'innocence de ses yeux hurle vers le loup. Si elle pouvait seulement se révolter un peu.
Deux jeunes hommes sur le seuil de la cuisine jettent des paroles avec animation.


(…)

***


Le corps est une machine, une machine mise à notre disposition pour une durée finalement et quoi que les philistins puissent en dire, suffisante. Une quarantaine d'années peut-être. Ce corps est le support par où peut sortir de la beauté, des films, des livres, des tableaux. L'état de ce corps qui écrit et filme des histoires est sans intérêt, les histoires ne parleront pas de ce corps en particulier qui tient la main à plume ou à caméra, mais plutôt de tous les autres corps, de la centaine de corps qu'il aura colonisés, de ces hommes et de ces femmes de tous âges et de toutes conditions qu'il aura pénétrés par toutes leurs coutures, du rapport entre ces corps et où ils vivent, du rapport entre ces corps et d'où ils viennent.


On choisira pour chaque film un corps de douleur, un homme, une femme, peu importe cette fois, qui sera lentement broyé par nous tous. Ce seront des histoires simples, de pauvres mélos. Une vieille femme et un travailleur immigré, un marchand de fruits et légumes qui pousse son cri dans les cours, un prolo exploité jusqu'à l'os par le milieu bourgeois où il s'est introduit par effraction. Il faudra que le spectateur soit exaspéré par la victime, par Maman Küsters, Ali ou Fox, qu'il ait envie de les rouer de coups pour les réveiller un tout petit peu, que le sentiment soit mis à mort, que les victimes se précipitent vers leurs bourreaux pour embrasser la crosse de leurs fusils. Que le spectateur s'impatiente un peu, trouve tout cela un peu trop théâtralisé, un peu trop systématique, vous ne trouvez pas ? Que sa méfiance se relâche, qu'il adresse à son voisin un sourire de connivence, un sourire de spectateur cultivé à qui on ne la fait pas, qu'il ait son petit prurit de cinéphile averti qui croit avoir reconnu une forme, qu'il trépigne, qu'il mijote déjà des phrases brillantes, des commentaires implacables. Et que sur l'écran soudain sans crier gare des suppliciés fassent des signes sur leurs bûchers.


Passée la rage sans mélange des débuts, on introduira ensuite un bon gros rire par le groin, un peu comme ce coup de karaté qui détend les chairs avant de les déchirer. Pour le dire simplement, on s'efforcera de massacrer le spectateur. Avec sur l'écran de la haine et de l'amour, du sang et des larmes. Pour massacrer le spectateur il faut le toucher, et pour le toucher il ne faut pas le mépriser. C'est une marque infinie de respect que l'assassinat. On ne méprisera pas Hollywood qui sait raconter des histoires. On sortira bien vite du ghetto cinéphilique, on ne grenouillera pas parmi les happy few.


Il n'y a pas de génie, il n'y a pas de disposition particulière, pas de sensibilité qu'on aurait ou non, foutaises que tout cela, contes de bonnes femmes, courbes de filles, hanches et seins que tout cela, il n'y a que ce qui passe à travers mon corps et la qualité de ce passage, et pour que CETTE métamorphose se fasse bien il ne s'agit que d'être éveillé, d'avoir les yeux bien ouverts sur ce que sent et respire notre corps, d'être concentré, de franchir ce mur épais entre ce qu'on sent et ce qu'on peut exprimer, et de la qualité forcément, inévitablement croissante de ce que nous exprimons naîtra une qualité non moins croissante de ce que nous ressentons. Sentir, décrire, changer ça en plans, progresser sur l'éclairage, sur le maquillage, sur la direction d'acteurs, et parallèlement mieux sentir. A terme supprimer tout à fait le corps, se passer de cet intermédiaire rongé par les dépressions et les fatigues, devenir caméra ou stylo, Dziga Vertov.

(...)

Alban Lefranc: sur l'auteur