No 5 - La Banque / Die Bank sommaire    actuel    ‹‹‹    ›››
 
 
Ma banque
Alban Lefranc
Photo: Nicolas Jambin

Regarde moi ne cesse pas de me regarder toi ma femme que j'adore en toutes les saisons à toutes les heures du jour par tous les matins mais au milieu de la nuit surtout, ne cesse pas d'être à moi avec tous tes yeux allumés pour moi seul et que personne d'autre que moi ne sait regarder, contemple sans colère ma petitesse ma nullité mon inexistence auprès de ton corps immense qui luit ce soir où je pense à toi, et à tous les matins et à toutes les aubes et à toutes les journées que j'ai passées sous tes yeux, et à ce que nous fûmes une fois l'un pour l'autre.

Oh ton grand corps adoré qui fait un seul trou dans la nuit !

Oh tes arêtes sévères où je voudrais rouler de haut en bas en riant et en secouant la tête, oh mon sang que je voudrais répandre sur toutes tes fenêtres, oh tous les liquides que je te réserve !

Laisse moi faire le tour en courant de tes quatre points cardinaux, laisse moi te pénétrer par toutes tes sorties, laisse moi frotter mon visage contre tes flancs !

Tu m'ignores certes et tu as choisi de ne pas parler, prétextant ta matière solide et comme sans poids projetée tout là haut contre les avions qui fusent vers Acapulco, mais tu ne me chasseras pas loin de toi, caché que je suis parmi la foule innombrable qui grouille autour de ta base sans jamais lever les yeux. Tu ne réussiras jamais à m'empêcher d'espionner les faits et gestes du peuple en labeur qui monte et descend tes escaliers, ou attend sagement devant un de tes trois ascenseurs et te parcourt de la tête aux pieds, qui s'affaire autour des téléphones et des télécopieurs sans cesse bourdonnant dans ton ventre. Tu me trouveras toujours à surveiller minuscule à tes pieds qu'aucun des employés de ton immense corps n'essaie de te faire du mal, et tu auras beau envoyer vers moi ces hommes en uniforme qui veulent me chasser de l'entrée au prétexte que mon odeur et mes yeux au fond de mon visage effraient les clients, je reviendrai toujours pour monter la garde, comme un chien fidèle qui sait mieux que sa maîtresse ce qui est bon pour elle, et qui se réjouit de toute cruauté de celle-ci comme le signe qu'il existe malgré tout.

Qu'ai-je voulu que te donner la joie, être entièrement toute suavité, cesser d'être moi-même pour que tu aies tout. Et que m'importe au fond si la seule voix qui sort de toi est celle de tes portes et de tes ascenseurs, et plus misérable encore, celle des employés commis à ton culte.

Oh je n'ignore pas que je ne puis plus prétendre être au nombre de tes élus, je connais la sévérité de tes rites et le poids de ta main sur celui qu'elle choisit. Je sais bien que ces canettes de mauvaise bière que je ne puis m'empêcher de porter dès les premières heures du jour à mes lèvres m'excluent de toi, que mes mains tremblantes ne sont pas dignes de pousser la plus obscure de tes portes, et que tout mon corps témoigne contre moi et mes pas qui trébuchent, mais qu'importe ! aussi longtemps que je me souviendrai de ce que nous fûmes l'un pour l'autre, qu'importe ! aussi longtemps que je me reverrai traverser pour la première fois ton hall inondé de lumière dans le costume rayé rose et bleu qui fit pendant des années la stupéfaction de mes directeurs commerciaux, qu'importe ! aussi longtemps que dans les débris de ma mémoire je parcourrai tes bureaux comme au temps où je faisais ta gloire, en maître et en vainqueur.

Paris, 2004

Alban Lefranc: sur l'auteur

 

   
das gefrorene meer - la mer gelée