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Attaques sur le chemin le soir dans la neige
Alban Lefranc, Photos: Nicolas Jambin

Roman à paraître chez Hogath Press II, en avril 2005





En 1977 à Munich, un homme au visage bouffi, les yeux pleins de rage et de force, chasse son ami de leur appartement. Il le saisit par les épaules, secoue l'imposante masse de chair qui le faisait jouir tout à l'heure, ouvre la porte en criant. Il passe des coups de fil en France et en Allemagne, il est question d'avion détourné. Un peu plus tard il renverse des meubles.

Quand on lui demande ce qu'il cherche dans ses films il répond crises, déclencher des crises, voir ce qui sort de la crise, la crise est son élément, qu'il vaut mieux un couple en crise que dans le mensonge, qu'on n'est jamais assez plongé dans la catastrophe - le journaliste ne s'aventure pas à lui demander s'il y a des couples heureux. On ne comprend pas tout : la fatigue dans son corps, mais plus encore le refus de la fatigue disperse ses mots avant qu'ils ne parviennent, presque trente ans après, sur un écran de télévision au-dessus d'une moquette grise à Paris. De son souffle éreinté montent péniblement des phrases qu'il jette de toutes ses forces à travers l'espace. C'est un clochard au bizarre accent bavarois, une allure de plouc beauf au milieu des gros richards de Munich. Un clochard, pas un Falstaff. On lui donne une cinquantaine d'années, l'âge indéfinissable du vieux en bas de la rue, qu'on se surprend à vouloir tuer pour ne plus le voir.

Le retentissement d'une sirène de police en bas de la rue lui fait jeter sa dose de poudre dans la cuvette.

On voit d'abord une vingtaine d'hommes en armes, un pied à terre, debout, certains casqués, d'autres tête nue : ils s'abritent derrière des voitures avant de riposter à une menace hors champ, dans une rue présentant tous les signes de la plus parfaite normalité urbaine (arbres en fleur, passants qui passent, poubelles de couleurs différentes pour le tri des déchets, chaussée et trottoirs impeccables etc.). Plusieurs tanks circulent également mais dans un autre plan, et on pense alors montage, montage forcément, collage de séquences initialement étrangères l'une à l'autre, on pense reconstitution, fiction plus ou moins documentée parmi d'autres films sur la période, sur ces années dites de plomb, inconcevables dans ce pays devenu profondément allergique à la violence d'Etat, et qui eurent lieu pourtant. Mais il n'y a pas tellement de films là-dessus, une dizaine tout au plus, on les a vus, même les plus mauvais. Et puis on voit deux hommes, le second d'un roux presque rouge dans l'éclatante lumière de juin est évacué sur une civière, le premier très maigre avance en slip au milieu des uniformes, et on comprend alors que cela a été pris sur le vif car les visages des deux hommes sont bien ceux qu'on a vus sous les chiffres de la récompense offerte pour leur capture, on comprend que des dizaines de caméra assistaient en direct à l'arrestation des deux hommes les plus recherchés d'Allemagne, que des photographes dans la très belle lumière de juin avaient peut-être le temps de choisir l'angle épique qui convenait, et sur l'écran s'affichent ces quelques mots qui authentifient tout : arrestation de Andreas Baader et Holger Meins, juin 1972.

Il interroge sa mère au coin d'une table étroite. Il parle dans la colère, dans la frénésie plus que dans la colère. Son regard vous saisit l'âme à la racine. Ce n'est pas un clochard qui se laisserait achever au coin de la rue. Sa mère se tasse sur des coudes friables, cherche ses mots, répond tout de même, ne se laisse pas intimider, à peine interrompre. A sa façon friable et vieillie, la mère est aussi énergique que son fils. Le visage de la mère m'est familier : elle, ou d'autres qui lui ressemblent, traversent presque tous les films de l'homme au visage bouffi, petites vieilles serrées sur le bord de la vie, ni plus ni moins cruelles que les autres, inconsolables comme eux, et à ce titre inaccessibles à la pitié.

Le 5 septembre 1977 Hans Martin Schleyer, président du patronat allemand, est enlevé sur le trajet du retour à son domicile. Son chauffeur et les trois policiers chargés de sa sécurité sont tués dans la fusillade. Les ravisseurs exigent la libération des membres de la RAF détenus à Stammheim, que ceux-ci puissent partir dans un pays de leur choix. Schmidt, Kohl, Genscher, respectivement chancelier, chef de l'opposition et ministre des Affaires Etrangères, réunissent une cellule de crise et décident de ne céder en aucun cas aux revendications du commando. Des négociations s'engagent tout de même, pour localiser le prisonnier. Un mois plus tard, le 13 octobre, un avion de la Lufthansa est détourné à Majorque, les preneurs d'otages réclament pareillement la libération des membres fondateurs de la RAF. On retrouve le cadavre de Hans Martin Schleyer dans le coffre d'une voiture à Mulhouse, le 19 octobre 1977, avec trois balles dans la tête.

On ne peut pas parler de ça dit sa mère, c'est comme pendant les nazis, les gens ont peur de parler de ça, peur de passer pour des sympathisants, peur en critiquant le pouvoir d'être mis dans le même sac que les terroristes. Elle connaît quelqu'un dans son immeuble qui a défendu Heinrich Böll, l'écrivain qui dans un article essayait de calmer l'hystérie générale. On le traite de terroriste maintenant. Les gens sont à bout.

En 2002, dans une pièce de théâtre intitulée Meinhof/Angot, Christine Angot écrit que " Meinhof, et son groupe, ce sont des gens qui ont analysé une situation, qui ont compris, qui ont vu le danger, et on voit maintenant à quel point ils avaient raison. Sur le fond ils avaient raison de tuer le patron des patrons, Schleyer. "

Deux ans avant sa mort, dans ses remarques préliminaires à la mise en scène du roman de Petigrilli, " Cocaïne ", il écrit qu'il ne veut pas se prononcer pour ou contre l'usage de la drogue. Il est possible, assez certain même, qu'un usage excessif de cocaïne sur une longue période abrègera, d'une façon ou d'une autre, la vie du consommateur. Mais celui-ci sera mieux préparé aux attaques soudaines sur le chemin, le soir, dans la neige. Celui-ci n'étouffera pas dans l'ombre. C'est le public du film qui décidera seul s'il préfère une vie intense et brève à une longue vie aliénée. Son film ne prendra pas position. " Cocaïne " est un des rares projets qu'il ne mènera pas à son terme.

L'avocat vedette des prisonniers, Otto Schilly, qui devient ministre de l'intérieur de la RFA en 1998, déclare en octobre 1974 que l'alimentation forcée pratiquée dans la prison ultramoderne de Stammheim, est une torture sadique et délibérée. A l'automne 1974, après sa visite à Andreas Baader qu'il soutient dans sa grève de la faim, Sartre déclare : ce groupe constitue un risque pour la gauche, il faut faire une distinction claire entre ce groupe et la gauche.

Sa mère ne nie pas, sa mère admet parfaitement que pendant la prise d'otage d'octobre 1977, qui avait coïncidé avec l'enlèvement du patron des patrons, Hans Martin Schleyer, elle voulait comme elle le voudrait aujourd'hui si la situation se reproduisait, elle voulait comme le voulaient la plupart et comme le disait tout haut Josef Strauss, ministre de l'intérieur de la Bavière, qu'on exécute publiquement les membres de la RAF détenus à Stammheim. Un prisonnier, publiquement, pour chaque otage assassiné. On ne peut pas laisser faire ça, on ne peut pas laisser un groupe de 6 personnes terroriser une population de 60 millions d'habitants, il faut mettre un terme à ça. Et qui décidera de ce genre d'action demande son fils qui filme leur entretien, qui les armera ? qui leur donnera la légitimité nécessaire ? C'est quand son amant Armin Meier lui avait tenu des propos semblables à ceux de sa mère que l'homme au visage bouffi, dans les premières images du film, l'avait empoigné et jeté dehors.

" La guérilla urbaine a pour but de toucher l'appareil d'Etat en des points précis, de le mettre hors d'usage, de détruire le mythe de l'omniprésence et de l'invulnérabilité du système. La guérilla urbaine, c'est la lutte anti-impérialiste offensive. On fait partie ou du problème, ou de la solution. Entre les deux, il n'y a rien. "

Savez-vous exactement ce qu'est la Zwangsernährung, l'alimentation forcée ? Ils t'attachent à une chaise dans une pièce méticuleusement proportionnée, des instructions sans doute président à l'emplacement de la chaise, de même que des architectes ont dû respecter un cahier des charges précis pour un fonctionnement optimal de l'ensemble. La lumière est drue, précis et sans nervosité les gestes de tes gardiens, tu ne penses plus qu'à lutter contre ça, contre les gardiens, contre les architectes, contre les ouvriers qui ont construit les murs, contre la petite centaine de hauts fonctionnaires et de politiciens qui ont conçu tout cela. Bêtement tu résistes à ces quelques mains qui nouent tes membres contre le métal, à ces mains en lesquelles pour toi en cette minute se concentrent toutes les volontés hostiles ou passives, les volontés unies en une seule des politiciens et des hauts fonctionnaires, des architectes et des ouvriers. Tu luttes, tu penses lutte pauvre con c'est ça, vas-y lutte, lutte sur ta chaise contre les quatre ou six bras qui te tiennent, contre tous les autres invisibles qui veulent en chœur. Ta tête est basculée en arrière, le plafond est immaculé, le plafond est violent lui aussi à sa manière de plafond, tu te promets de penser à la quantité de violence particulière qui a été soupesée pour ce plafond, et tu décides de le fixer de toutes tes forces comme si tu pouvais y fuir, comme si tu étais le cafard apeuré de la Métamorphose, et puis au moment où tes yeux commencent à trouer une des plaques de béton et que tu glisses une jambe dans la fissure, on t'enfonce un tube dans la gorge sans se soucier de savoir si ce qu'on y déverse va dans la trachée ou l'œsophage, et une aiguille te perce le bras pleine des quelques contenus liquides qui t'empêcheront de crever, et on te ramène dans ta cellule, vivant et nourri, mis hors d'état de mourir de la grève de la faim collective que nous menions contre les conditions de détention, tous ensemble, pendant l'automne 1974. Gudrun Ensslin avait précisé que toutes les trois semaines, ou toutes les deux semaines, au choix, un d'entre nous allait se tuer, et que nous continuerions jusqu'à ce qu'ils mettent fin à l'isolement. Après deux mois de grève de la faim, le 9 novembre 1974, réduit à 39 kg pour 1 mètre 83, Holger Meins meurt en effet.

" Sartre, nous savons que tu es très malade…mais nous pensons que ce nous attendons de toi est beaucoup plus urgent que tout le reste…Par cette grève de la faim, nous luttons contre notre anéantissement en prison, contre le traitement spécial qui nous est réservé, contre les mesures d'isolement…Ce que nous voulons de toi, c'est qu'en rapport avec cette grève de la faim, maintenant donc, tu fasses une interview avec Andreas Baader. Car les flics - …ont l'intention d'assassiner Andreas…Pour faire cette interview, il n'est pas nécessaire que tu sois d'accord avec nous sur tout, ce que nous voulons c'est que tu nous donnes la protection de ton nom et que tu engages dans cette interview ta compétence de marxiste, de philosophe, de journaliste, de moraliste, pour que nous puissions utiliser certains contenus politiques dans notre pratique de la lutte anti-impérialiste. "

Si tu vas les voir pendant ces années-là, ceux de Stammheim, une seule fois suffit, soit tu ne reviens plus jamais car tu ne supportes pas la violence légale et paralégale qui s'exerce contre eux, la pression que fait peser sur eux, et sur ceux qui les approchent ou les ont approché, tout un système complexe et multiforme auquel mille volontés tenaces invisibles travaillent jour et nuit (sans parler des simples exécutants qui se contentent d'appliquer les ordres sans zèle ni paresse excessifs), soit tu ne remets pas les pieds dans les lieux où tu sais que ce genre de choses est pratiquée, sans état d'âme, entre la promenade obligatoire et les visites des avocats, soit donc tu verrouilles en toi tout ce qui se rapporte à eux et tu choisis de survivre, de ménager ta santé mentale, et c'est la chose la plus raisonnable à faire, soit au contraire tu décides de lutter de toutes tes forces contre cette immense saloperie, et d'employer à cette lutte tous les moyens disponibles, et tu répètes après Ulrike Meinhof qu'on fait partie soit du problème soit de la solution, qu'entre les deux il n'y a rien, et une sorte de rage titubante commence à monter en toi contre les réformistes de tout poil, comme un hurlement dans ton ventre, et tu ne sais plus trop si tu as raison ou tort, si ceux avec qui tu parlais de ces choses autrefois te suivraient encore, si tu devrais te soucier de savoir ce qu'ils pensent, s'il y a d'autres choses ailleurs qui ne sont pas ce hurlement dans ton ventre, tu as cessé de le savoir car tu as franchi un seuil de colère, tu ne veux plus le savoir car tu te méfies des paroles maintenant, tu te méfies de leur facilité à rendre respectables les pires saloperies, et tu n'essayerais même pas d'expliquer à quelqu'un qui ne le sent pas comme toi, comment tu sens toi toutes les volontés hostiles qui roulent à travers le flic en apparence le plus inoffensif, comment tu sens toi que rien ne le distingue au fond d'un juge ou d'un maton.

Voilà ce qu'écrit Hannah Arendt en 1963, à la suite de la pendaison de l'ancien nazi Eichmann qui joua un rôle décisif dans la solution finale : " Martin Buber qualifia l'exécution d'erreur aux dimensions historiques, car ainsi de nombreux jeunes Allemands, qui se sentent coupables, se trouveraient délivrés (…) L'on s'étonne que Buber, homme non seulement éminent mais aussi remarquablement intelligent, n'ait pas vu à quel point ces sentiments de culpabilité autour desquels on a fait tant de publicité, sont nécessairement factices. Il est presque agréable de se sentir coupable quand on n'a rien fait : l'on se sent alors noble. Mais il est plutôt difficile et, certainement déprimant, d'admettre une culpabilité réelle et de se repentir. La jeunesse allemande est entourée, de tous les côtés et dans toutes les professions, d'hommes qui ont des situations en vue, ou occupent des postes de fonctionnaires, et ces hommes, on ne peut plus coupables, ne se sentent pas coupables le moins du monde. Un être humain normalement constitué réagirait à cet état de choses en s'indignant ; mais l'indignation est toujours chose risquée : celui qui s'indigne n'est pas en danger de mort, mais il est handicapé dans sa carrière. Ces jeunes gens et jeunes filles allemands qui, de temps à autre - à propos du bruit fait autour du Journal d'Anne Frank ou du procès Eichmann - nous gratifient de l'épanchement hystérique de leur sentiment de culpabilité, ne plient pas sous le poids du passé, de la culpabilité de leurs pères : ils essayent plutôt de fuir des problèmes très pressants, très actuels, en se réfugiant dans une sentimentalité de bas étage. "

Dans un documentaire consacré à Ulrike Meinhof, Freimut Duve, député européen du parti social-démocrate allemand, souligne chez la jeune femme l'incapacité à développer un art de vivre, le traumatisme hérité de son enfance, la perte de son père à cinq ans, de sa mère à treize ans. Elle eut cette intransigeance très tôt, remarque dans sa belle chemise de soie aux couleurs chatoyantes Freimut Duve, très belle et très dangereuse intransigeance. N'est-il pas frappant, relève le député européen du parti social-démocrate allemand Freimut Duve, que la jeune adolescente très pieuse ait choisi pour sa confirmation le verset de Saint Jean : Dans le monde vous avez peur, mais ne craignez rien, j'ai vaincu le monde. Ne peut-on y voir le signe avant-coureur de la radicalité très belle (mais très dangereuse) qui fut la sienne ensuite ? Et il apparaît en effet que la guerre du Vietnam, la présence sur le sol de la RFA de la principale base US en Europe, le choc né du réarmement de l'Allemagne de l'Ouest moins de dix ans après la capitulation des nazis, l'écoeurement face à l'optimisme généralisé qui accompagnait le miracle économique, la découverte que toute une génération choisissait de faire comme si Hitler n'avait jamais existé, l'assassinat par la police d'un étudiant lors des manifestations contre la venue du schah d'Iran, l'interdiction du parti communiste, les campagnes haineuses du groupe de presse Springer, il apparaît bien que la longue liste des bouleversements qui marquèrent l'Allemagne dans les années cinquante et soixante n'ont été que les prétextes choisis par Meinhof pour développer sa soif d'absolu (très belle mais très dangereuse). Et c'est bien ce qui fait de cette tragédie une histoire passionnante, ajoute le député européen du parti social-démocrate allemand Freimut Duve, ce qui fait de cette vie un trajet fantastiquement romanesque (très beau mais très dangereux).

En 2002, on apprend que le professeur Bernhard Bogerts, de l'Université de Magdeburg, a pratiqué une biopsie du cerveau de Ulrike Meinhof. Il a trouvé des modifications pathologiques du cerveau consécutives à l'opération d'une tumeur en 1962. Il considère que " le glissement vers la terreur peut être expliqué par la maladie cervicale. "

Avant de mourir en 1982, à l'âge de trente-sept ans, il a le temps de réaliser quarante-trois longs métrages, de filmer huit épisodes d'une série télévisée à partir du roman d'Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, d'écrire des pièces et d'en mettre en scène un grand nombre dans les meilleurs théâtres d'Allemagne. Que retenir de ses films, immédiatement ? La brutalité, la déformation des visages et des corps dans la solitude. Le personnage qu'il interprète dans le Droit du plus fort, pressé jusqu'à l'os par le milieu petit-bourgeois où il avait cru pouvoir s'introduire, mourant dans un couloir de métro où deux de ses anciens amis préfèrent ne pas le reconnaître. Les ficelles mélodramatiques, terriblement efficaces. Le marchand des quatre saisons qui ne peut plus dire que " Ich… " à sa maîtresse, quand celle-ci voudrait le voir nommer ce qui le ruine. " Je… " avant de rejoindre la dernière bouteille de schnaps qui le tuera sans faillir. L'urgence à tout moment, dans chaque séquence la rage haineuse de l'homme au visage bouffi. Sa façon de jouer, dans les premiers films du moins : la peur de déplaire, de ne pas être à la hauteur, que cette crainte soit vue, la peur de plaire, d'être pittoresque, et comme tout cela est tranché, peurs et souterrains, grottes secrètes et terreurs inavouables, en lâchant tout, en prenant frontalement d'assaut le spectateur/forteresse. Toujours dire sa haine, déclare-t-il : elle ne dure jamais que jusqu'à ce que l'on ait exprimée, jusqu'à ce qu'on ait sorti son agressivité. C'est pour ça qu'il fait des films.

Armin Meier, le compagnon de plusieurs années, qui joue dans de nombreux films, qu'il chasse de chez lui dans le documentaire qu'il filme sur le mois d'octobre 1977 en Allemagne, période au cours de laquelle le patron des patrons, Hans Martin Schleyer, est enlevé puis assassiné après plusieurs semaines de négociations entre l'Etat et les ravisseurs, pendant laquelle l'avion de la Lufthansa est détourné puis libéré, les détenus de Stammheim retrouvés mort, Armin Meier était né en 1944 dans le cadre du programme nazi de régénération raciale, Lebensborn. On sélectionnait des partenaires sexuels qui, outre leurs convictions nationales socialistes, devaient prouver jusqu'à leurs grands-parents l'absolue pureté de leurs origines aryennes. Les enfants étaient éduqués dans des foyers spéciaux avant d'être adoptés par des familles de soldats SS. En juin 1978, Armin Meier est retrouvé mort dans l'appartement qu'il partageait avec le cinéaste.

Le dialogue entre l'homme au visage bouffi et sa mère est brusquement troué par des scènes filmées dans l'appartement du premier. Il passe des coups de fil, enregistre des bribes de scénario, s'empoigne à nouveau avec Armin Meier, pleure dans ses bras. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1977, peu après minuit, les passagers de l'avion de la Lufthansa sont libérés par un commando allemand à Mogadiscio. Au matin de la même nuit, Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe sont retrouvés morts dans leurs cellules. Baader et Raspe ont utilisé des pistolets (respectivement un 7.65 et un 9mm), Ensslin s'est pendue avec un câble. Irmgard Möller seule survit à quatre coups de couteau dans la poitrine. La prison de Stammheim était considérée comme la plus sûre du monde, chaque cellule était soumise à une fouille rigoureuse plusieurs fois par jour. Le 19 octobre 1977, Libération publie un communiqué des ravisseurs de Schleyer : " Après 43 jours, nous avons mis fin à l'existence misérable et corrompue de Hans Martin Schleyer. Monsieur Schmidt, qui dans le rapport de force engagé a spéculé dès le début sur la mort de Schleyer, peut aller le chercher dans la rue Charles Péguy, à Mulhouse, dans une Audi 100 de couleur verte, immatriculée à Bad Homburger. Dans notre douleur et notre colère après les massacres de Mogadiscio et de Stammheim, nous n'accordons aucune importance à sa mort. Andreas, Gudrun, Jan, Irmgard et nous, ne sommes pas surpris par la dramaturgie fasciste des impérialistes pour anéantir le mouvement de libération. "

D'autres commandos continuent d'agir depuis l'arrestation en 1974 des membres fondateurs. On évalue à 1200 le nombre de personnes potentiellement dangereuses qui sont passées dans la clandestinité, déclare devant une commission parlementaire le Dr. Herold, chef de la police allemande, au début de septembre 1977. A plus de 6000 le nombre de sympathisants prêts à leur fournir une aide passagère, à les cacher pour quelques jours. Il n'y a aucun capitaliste qui n'ait pas son terroriste prêt à agir dans le cercle de ses proches ou de ses connaissances. Il n'y a aucun milieu, le plus select soit-il, qui ne compte pas parmi ses membres un terroriste attendant le moment propice, confie le Dr. Herold aux députés allemands.

Une fois fait prisonnier, Hans Martin Schleyer écrit plusieurs lettres, à ses amis politiques, à Helmut Kohl, à ses collègues, à sa famille. Le 9 septembre 1977, il écrit à son fils : " L'objectif des preneurs d'otage, en cas de refus de leurs revendications et après ma liquidation, les conduira inévitablement à trouver une autre victime. Il est clair qu'il n'y a aucune sécurité absolue pour quiconque, quand on connaît l'efficacité et le savoir-faire de la RAF…Il faut donc peser le pour et le contre en toute lucidité, prendre en considération tous les enlèvements à venir et leur issue mortelle (puisque ils auront à l'avenir les mêmes revendications qu'aujourd'hui). Helmut Schmidt devrait savoir cela ainsi que Helmut Kohl et H.D.Genscher. Mon cas ne constitue qu'une étape de cet affrontement, et d'après ce que je sais maintenant, ce n'est pas la police allemande qui l'emportera, car pour libérer les membres de la RAF, les kidnappeurs sont prêts à engager des actions dont on ne soupçonne pas l'ampleur. Les responsables de ce pays ne peuvent pas effectuer tous leurs déplacements dans des chars, et ils seront vulnérables tôt ou tard… ". Dans une autre lettre à Eberhard von Brauschitz, directeur de la société Friedrich Flick AG : " L'incertitude bien sûr, dans ma situation, est atroce. Si Bonn refuse, ils agiront très vite et pourtant, comme autrefois pendant la guerre, on aimerait bien en réchapper vivant. "

Ce sont les propos souriants de la vieille femme friable, sa mère, qui concluent le documentaire de Fassbinder - " Ce qu'il nous faudrait vois-tu dans ce pays, dit la vieille femme friable à son fils, c'est un chef, un véritable chef, mais qu'il fasse preuve aussi de gentillesse et de bonté. "

Paris, 2004

Alban Lefranc: sur l'auteur

 

   
das gefrorene meer - la mer gelée