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Numéro 2 - Territoire

 

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« Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu'ils sont imaginaires, au contraire : parce que je suis en train de les tracer. Finies les grandes ou les petites guerres. »

Histoire de Guillaume (2/2)
Mathieu Roux

au restaurant (le dîner est un joli prélude à l'amour)
Le restaurant était un établissement posé au bord du lac, non loin de l'hôtel Hilton. Alors que deux jeunes gens éméchés aux smokings dépareillés s'extrayaient laborieusement d'un taxi cabossé, Guillaume, mu par les réflexes involontaires d'un policier délivré pourtant de toute mission, remarqua sans l'analyser immédiatement, que presque toutes les voitures stationnées sur le parking portaient des plaques diplomatiques. Un portier indien en turban qui se tenait sur le seuil en paille tressée du restaurant manifesta une familière déférence à Marc et Sylvie, salua Guillaume avec force cérémonie et les conduisit à une table, visiblement réservée, sur la terrasse découverte qui mordait sur de courts pilotis l'eau noire du lac assoupi. Un diplomate allemand s'approcha de leur table et, sans se soucier des deux hommes, s'agenouilla avec une pieuse docilité devant Sylvie et baisa la main gantée qu'elle lui présenta avant de la retirer prestement, ce qui constitua pour l'homme le signal tacite d'un retrait obligé. Elle n'avait toujours rien dit et Guillaume se languissait du son de sa voix. Il ne désirait cependant pas hâter maladroitement une révélation dont le caractère imminent, à mesure que le temps passait, était naturellement chassé par la sérénité des lieux et préférait attendre que l'alcool, servi d'abord mélangé aux fruits frais et savoureux d'un cocktail offert par la maison, permît de surmonter une timidité, inhabituelle chez lui à ce degré, qui l'inclina à penser que cette femme le fascinait. La manière, mélange d'assurance et d'absence, dont elle usa pour offrir aux lèvres du diplomate le dos de sa main sans le regarder jamais mais en fixant un point du lac que Guillaume n'avait pas tenté de localiser tant il était certain qu'il n'existait pas et qu'elle n'avait concentré l'intensité de son regard que pour mieux rendre opaque la sève mystérieuse de ses pensées, le hantait encore et il ne pouvait s'empêcher de maintenir aimanté ses yeux vers ce gant qui, tel un parchemin enfin déchiffré et sous l'insistance de son regard tendu, allait fatalement livrer son secret. Il avait totalement oublié Marc qui lui rappela sa présence en adressant à la cantonade une question sur le menu choisi, question dont l'artificiel enthousiasme dissimulait mal un trouble que Guillaume préféra ignorer. « Si tu aimes le poisson, il faut évidemment en prendre : le chef est un cuisinier français qui excelle à marier la science subtile de notre gastronomie au choix passionné des meilleures chaires locales. » Marc sourit à Guillaume puis arbora un petit air gêné contrastant avec le ton sentencieux qu'il avait adopté pour vanter les mérites du chef. « Je vous conseille la viande de zébu. Mais vous êtes un grand garçon. » Sa voix était une corde fine et capricieuse qui menaçait de se rompre et qu'elle tendait entre deux pics, au-dessus du vide, une voix intimement lointaine qu'il écouta plein de bienveillance inquiète, indépendamment du sens et des mots qu'elle transportait comme par magie. La surprise augmenta encore le retard d'une réaction que l'enchantement avait préparé. Un «oui » piteusement complice que Guillaume s'était essayé à prononcer comme le préambule poli à un développement dont il ignorait encore la teneur, fut freiné, à son plus grand soulagement, par la venue du serveur et sa corollaire et démonstrative disponibilité. Mais il semblait maintenant à Guillaume qu'il avait éveillé la curiosité de Sylvie et que la perspective de «faire connaissance » n'était plus le leurre cruel que Marc avait choisi de lui offrir en guise d'étrange et romanesque bienvenue. Quelque chose échappait en effet à Marc et sa nervosité l'empêchait de raisonnablement et froidement considérer la possibilité -encore vive- d'imprimer un cours différent à la soirée, tout au moins un cours dont il aurait tracé les contours. Il opta pour la confession distanciée, le partage de l'expérience, une tentative un peu désespérée de regagner une influence pourtant acquise vis à vis du nouveau venu et qui apparaissait maintenant fragilisée par la lente montée du désir qui liait désormais Guillaume à Sylvie et l'excluait lui.

Marc a des choses à dire
« Tu sais, Madagascar est une île extraordinaire. Je suis revenu à Lyon pour Noël. Tout m'a semblé gris, sans éclat... j'avais l'impression que c'était la nuit toujours. J'ai été soulagé de rentrer ici, de retrouver la lumière, et même cette chaleur moite qui m'avait pourtant tant mis mal à l'aise au début... Et le froid, merde, j'avais oublié le froid... les vêtements chauds, l'écharpe, les gants, le bonnet, la peur de s'enrhumer. » Il regarda Guillaume dans les yeux, plissa ses sourcils, entrouvrit la bouche, se ravisa, détendit les muscles contractés de son visage, lâcha la tension de son cou, se laissa glisser dans sa chaise en osier, jeta les yeux dans le vague et dit : « C'est difficile au début de vivre ici, de «s'adapter » comme on dit, j'en connais qui n'ont pas supporté... C'est difficile aussi de savoir avant. Moi, je pensais pas aimer vivre ici. J'avais même un peu peur, ouais ouais...» Pour la première fois de la soirée, Marc énerva Guillaume. Ce type ne parle que de lui. Le premier type que je rencontre ici, dans un pays et un continent où je n'ai jamais mis les pieds, est un Français angoissé qui ne parle que de lui. Une force, cependant, agissait souterrainement, commandait la nuance, interdisait la précipitation du jugement : Marc était une première étape dans l'expérience balbutiante de ce nouveau lieu et, à ce titre, appartenait à l'expérience, se confondait avec elle ; il ne freinait rien, n'empêchait rien, il était la vie nouvelle. Et puis il y avait elle. « Judith et Marie sont à l'Acapulco ce soir, vous venez ? » « Oh, je sais pas, tu sais, Guillaume doit être fatigué... il a eu une arrivée épuisante. Et... » «j'irais volontiers. Je me sens plutôt en forme. Ne te fais pas de souci pour moi. » Il dit ces derniers mots sur un ton faussement candide qui voulait effacer par son enthousiasme soudain l'ambiguïté vengeresse de la qualification par Marc de sa première apparition sur l'île. De plus, Guillaume avait deviné que Marc désirait rentrer et que sa fraîche arrivée lui fournissait un alibi facile pour décliner l'invitation de Sylvie. Il ne put s'empêcher de vérifier avec un amusement coupable l'effet de sa saillie sur la mine surprise d'abord puis amèrement résignée de Marc.

Tana by night
L'Acapulco était une boîte de jazz où une clientèle européenne, américaine, sud-africaine riche se mêlait aux représentants de la haute société malgache, bourgeoisie du négoce et proches du pouvoir. Il y avait un mélange des âges, des races, des sexes et des corps, mais ce mélange, cette diversité communiant dans la fête, le déhanchement et l'abandon, cet agrégat d'êtres apparemment divers puisait son unité factice dans un pauvre dénominateur commun : l'argent. L'argent, et le sentiment de supériorité sociale qui lui est naturellement lié et saillait avec tant d'acuité dans les pays où la colonisation économique et culturelle s'épanouissait dans les structures jamais éradiquées de celle, historique et circonstanciée, que des dates-symboles avaient la prétention d'isoler, était le grand ordonnateur de la soirée, le sésame exclusif d'un lieu retranché.
Un groupe réunionnais jouait des standards du jazz épicés de sonorités afro-jamaïcaines. Il y avait des hommes en costumes fumant le cigare, des verres de whisky généreusement dosés sur le comptoir d'un bar faiblement éclairé par des néons rouges, des dames de compagnie aux seins agressifs pointés vers les messieurs seuls. Marc serrait des mains lasses au bar. Sylvie présenta Guillaume à ses deux amies, désarticulés corps ivres et avachis, assises sur les genoux de deux grands sud-africains arrogants qui l'ignorèrent. Elles gloussaient en roulant des yeux fatigués et brillants en direction de Guillaume qui fixait la bouteille de whisky à demi vide posée sur la table basse. Un sentiment de malaise diffus, relayé par le jeu paresseux des spots tamisés et par la circulation hostile des clients éméchés dont l'élégance vestimentaire ne parvenait plus à masquer la trivialité essentielle des actes et des pensées, grandissait en lui.

Guillaume désirait boire
Guillaume désirait boire, s'enivrer, et vite, non pas afin de se mêler artificiellement à l'ambiance électrique et décadente qui suintait des murs embrumés, mais pour ne plus subir la douloureuse reconnaissance du Même, non pas afin de fuir la réalité mais pour l'éprouver avec plus d'exaltation, pour lui conférer un intérêt que la sobriété était inapte à déceler, à élire, car, ivre ou sobre, il serait toujours l'éternel témoin, le voyeur définitif, seuls varieraient le lyrisme et le degré poétique qu'il placerait dans le spectacle épié et auquel jamais il ne participerait. Il demanda à Sylvie ce qu'elle désirait boire -sa voix qui au restaurant s'était aventurée sur de périlleux chemins de traverse et offrait à l'ellipse ses lèvres de noblesse se confondait maintenant avec la rumeur environnante (« Comme toi... oui, c'est bien, peu importe, à cette heure-ci je bois pour boire, j'adore l'ivresse, un whisky, c'est bien, oui oui... »)-, et gagna le bar. Lorsqu'il revint avec deux verres à la main, la désagréable impression que les trois femmes s'entretenaient de lui qu'il avait ressentie en les observant du bar fut confirmée par une raideur soudaine des postures et des faciès à peine altérés par de complaisants sourires. Guillaume avait surtout observé le visage de Sylvie qui s'était fortement animé en compagnie de ses deux amies. A une sévérité mystérieuse et terriblement sensuelle avait succédé une familière gaieté, une enfantine excitation. Les trois filles avaient offert le régressif tableau d'un complot de cour de récréation. Il se sentait dépossédé d'un mystère qu'il n'avait pas encore percé et qui s'éloignait dorénavant en se confondant avec l'amertume liée aux fictions déceptives. « Tu es nouveau ici ? Je t'ai jamais vu... Tu travailles à l'Alliance française ? » C'est la plus grande des deux qui s'était manifestée. « Non, enfin oui, je suis nouveau, je suis arrivé aujourd'hui mais je suis prof, je vais enseigner à Diego-Suarez, je... Excuse-moi, Marc m'appelle... » En effet, Marc lui adressait de grands signes insistants depuis le bar où il était en compagnie d'un Français d'une trentaine d'années.

il est des sauveurs qu'on ne sauvera pas
Il aurait pu l'ignorer plus longtemps mais il n'y tenait pas, désirant rompre cette discussion le plus tôt possible. « Ah, Guillaume, approche-toi, allez, approche-toi, ces filles sont voraces et tu vas nous rendre jaloux... Je te présente Christian, un gars du Sud, un Montpelliérain. Christian travaille au centre culturel depuis cinq ans, un ancien quoi ! » « Salut Guillaume, et bienvenue à Madagascar. Tu viens d'où ? » « Je viens de l'Est de la France. La Moselle, Forbach... » «ah oui... Moi, je suis de Montpellier, enfin, de la région. Grabbels, un village, tu connais le coin ? » « Non. » Ce Méditerranéen affable, parcouru de tics nerveux, avait désiré parler de la Mère Patrie avec Guillaume, plus précisément du Sud, de ce Sud mythique qui remontait toujours, en bouffées nostalgiques et attendries, lorsqu'il s'abandonnait à l'alcool. Le simple énoncé de son village natal galvanisait tout son être et il s'étonnait chaque fois que la communication privilégiée de ce mot talisman « Grabbels » ne provoquait pas chez son nouvel interlocuteur de cataclysme émotif. La dénégation sèche de Guillaume fut peut-être le plus important camouflet que Christian eût à subir depuis qu'il était ici et que, chaque année, à la faveur d'arrivées nouvelles d'»expats », il se livrait à la célébration liturgique de sa terre lointaine, encouragé souvent par la bonne volonté intimidée de ses interlocuteurs égarés. « Marc m'a dit que tu partais à Diego demain matin. » « C'est ça, je pars à Diego-Suarez par l'avion de midi trente. » « C'est ta première fois en Afrique ? » « Oui. » « Tu vas voir, au début, c'est difficile, c'est un vrai choc, tout est différent... C'est ma dernière année, je suis pas mécontent de revenir. Il ne faut pas rester trop longtemps. On devient paresseux. J'ai peur d'avoir du mal à me réintégrer là-bas. Mais bon, c'est chez moi quand même, je retrouverai vite mes repères, j'espère en tout cas. » « Tu connais Diego ? » « Oui, enfin, un peu. Il y a une plage magnifique avec un restaurant tenu par des Toulonnais, tu iras de ma part, Michel et Fred, ils te paieront le pastis. Non, tu seras bien là-bas. Le week-end, ça bouge bien, tu vas pas t'ennuyer. » « Ah oui... » «bon, on se reverra sûrement à Tana, ici peut-être même, c'est un peu chez moi, d'accord ? » « D'accord, oui. » Guillaume ne comprit pas immédiatement que ce «d'accord » signifiait la clôture de leur conversation et il resta planté de longues secondes devant ses deux nouveaux amis qui trinquaient bruyamment avant de s'esquiver.

une chute n'est jamais ridicule
Les deux amies de Sylvie avaient maintenu leurs fessiers sur les genoux des deux hommes mais leurs faisaient désormais face. Quelques baisers s'échangeaient, imprévisibles, guidés par des paroles qu'il ne pouvait entendre, et des rires qui les faisaient grimacer. L'une d'elles, secouée par un brusque fou rire, entraîna son amie dans une chute latérale ralentie par les bras tendus des deux hommes et le moelleux des fauteuils en velours rouge. Le fou rire gagna le maelström des corps qui se recomposait lentement et les deux femmes exagéraient le labeur de leurs mouvements et leurs membres se frottaient à ceux des deux hommes alors qu'elles intervertissaient leurs places et Sylvie, seule, dansait au milieu de la piste, les yeux fermés, la bouche entrouverte, seule, et Sylvie secouait ses cheveux libérés d'une barrette dont Guillaume n'arrivait plus à se souvenir la couleur, la forme. Une sono avait remplacé les musiciens qui rangeaient leurs instruments minutieusement, évitant sans en paraître affectés les mouvements incontrôlés des danseurs ivres qui frôlaient l'estrade en déficientes arabesques.
La fatigue l'étourdit ; il avait hâte de partir. Il le dit à Marc qui s'en offusqua presque. « Oh, il faut que tu adoptes au plus vite le rythme africain. Un proverbe malgache dit que ne pas se presser est le moyen le plus sûr pour arriver au but. Se presser, c'est s'exposer au pire ici, en tout cas à de sérieuses désillusions. Et puis pourquoi cette hâte soudaine ? Tout à l'heure, tu débordais d'énergie... Bon bon, je te ramène. Tu veux peut-être saluer une dernière fois Sylvie, non ? » Guillaume se félicita intérieurement de parvenir à ignorer le comportement grossièrement vengeur de Marc. Demain, je pars, je pars vraiment. Dépendre d'un être que je ne connais pas, que je connais assez pour ne pas vouloir connaître davantage, cette situation qu'une grande partie de mes actes récents a voulu efficacement prévenir, cette situation, finalement amusante, instructive, dans le dénuement pathétique qu'elle provoque chez des êtres médiocres, cessera demain. « Non, partons tout de suite, si tu le veux bien. »

la vie ne se dissout pas dans le sommeil
Guillaume ne s'endormit pas immédiatement malgré la fatigue sincère qu'il éprouvait. Il sourit à l'idée que sa première -vaine- résolution fut d'oublier le plus vite possible les visages qu'il avait croisés ce soir. Celui de Sylvie se noyait déjà dans le lac Anosy. Sa main gantée, seule, figurait un appel spectral auquel il se rendit aveugle avec la délectation de celui qui commet un méfait sans conséquence. Le visage de Marc fut plus difficile à chasser tant les lieux qui l'accueillaient cette nuit lui rappelaient son existence. Il ferma les yeux. Certains visages, inconnus de lui, surgirent. Des visions fugaces d'enfants, de femmes et d'hommes, happés presque par accident lors des trajets nocturnes dans l'automobile de Marc se dressèrent sous ses yeux clos.
Guillaume dormait.


Mathieu Roux févriermai2000montpellierpalavaslesflots

Mathieu Roux : matroux@yahoo.fr

 

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