Promenade dehors près de
l'Alaunpark. Odeur sucrée des décompositions. Il a plu toute la matinée,
paresseusement, sans éclat. Il va pleuvoir encore bientôt. Le ciel a des
vivacités soudain dans sa pâleur, des amorces de couleur, des
hésitations comme ça qui le traversent de se montrer un peu plus. Dans
le demi-jour liquide étalé entre les maisons, les choses prennent des
reflets doubles, les choses sont là certes dans leur portion d'espace
mais sont plus fortement encore dans notre imagination: cette lueur
rose par exemple, qui flotte au niveau d'un second étage dans une rue
longeant le parc, annonce des débauches de délicatesse que seuls nos
yeux embués dans cette pâte molle qui se fait passer pour de l'air y
mettent. Et des milliers d'autres exemples, aussi probants, de ces
sorties que font les êtres animés ou non hors de leurs contours
habituels trop connus dans le jour ressassé (dans le jour estival
mettons, où il n'y a que la chose et son ombre brute, et l'envie d'aller
ronfler dans une chambre d'hôtel aux persiennes fermées). Je pense à
Cingria, au poète écrasé que Pierre Michon décrit près de lui dans ses
Trois auteurs. L'extrême pauvreté de Cingria: il faut commencer par là,
parce que c'est naïf, parce que c'est romantique justement, fleur bleu,
détestablement sentimental. On pourrait vraiment passer une vie entière
près de ce parc, venir dans le ventre mou des heures y caresser les
troncs et nommer un peu plus chaque jour la végétation tranquille, pour
soi, les lèvres s'entrouvrant sur quelques adjectifs à sa mesure, pour
soi. Le reste du temps on mangerait des spaghettis essentiellement, avec
du sel du fromage et de l'huile parfois, des bananes et des oranges pour
ne pas poser à l'ascète non plus, ne pas se prendre trop au sérieux.
Tous les ans, un petit passage à Paris, de quoi le désirer toujours une
fois revenu et mieux le voir en rêve qu'en y vivant là-bas (et puis
c'est trop cher). Peu à peu la famille m'aurait oublié. Les amis à qui
j'avais fait croire à toute force que j'étais écrivain aussi (passant
plus de temps à essayer de les convaincre, à boire avec eux pour mieux
les persuader, à gagner de l'argent pour leur payer à boire, m'attachant
pieds et poings, inexorablement m'esclavageant à un travail que je hais
pour rembourser les ardoises inévitables qui fleurissaient çà et là,
perdant ma vie, la jouant, la bavardant, me roulant dans l'immense
fiction parlée de mon œuvre plutôt que d'écrire une ligne, et me
retrouvant seul le soir, avec ma soif et mon cœur brisé, les mains
bourdonnantes et les os harcelés, ayant épuisé dans la soirée tous mes
subterfuges, tous les tours de magie et de passe-passe censés justifier
mon incurie, proclamer l'imminence de l'œuvre incontestable, me frottant
debout à moi même dans ma chambre à chaque pas, heurtant mes vieux rêves
avortés, les minces débris d'histoires bâclées à l'écriture noire sur de
grandes feuilles craquelantes enroulées dans des rubans de soie vieux
rose, buvant encore au goulot à de vieilles liqueurs cachées dans la
cheminée pour assommer les démons railleurs piaillant dans mon cou, les
assommant, m'assommant, me réveillant encore, me réassommant, me
réanimant aux bouffées tirées sur de vieux mégots, essayant avec
moi-même à mon usage exclusif la tendresse et la pitié, me trouvant bien
à plaindre et vraiment comme dans les biographies des grands auteurs, en
quelque point du pathos méthodique m'imaginant très semblable à
l'ivrogne hargneux qui hantait le Dublin des années 30 avant d'écrire Le
Dépeupleur plus tard, et puis courant les filles pour qu'elles me
consolent et me langent, de temps en temps l'une d'elle réanimant le
vieil esprit d'entreprise, les futurs simples et la couleur des villes
lointaines où « tous les deux nous irons… », assez!). J'aurais gagné
le droit de ne rien faire enfin, de ne plus
faire l'écrivain surtout, de ne plus me tordre vainement au-dessus
des pages blanches. J'aurais repris des habitudes religieuses, à force
de solitude. Le dimanche on pourrait entendre ma voix hésitante se mêler
au chœur d'une petite église luthérienne. Je boirais avec quelques
bohêmes patentés du quartier. Et de temps en temps une jeune élève (car
je ne vivrais plus que de cours particuliers de français) accepterait de
coucher avec moi, par curiosité. Et sans amertume ni rire jaune, je me
murmurerais parfois, pour pasticher celui qui m'avait gâché la vie avec
son aisance et ses miracles, comme celui-là qui m'avait empêché de mener
une bonne carrière de notaire sans arrière-pensée, qui m'avait enflammé
d'un vain désir: "J'ai brassé mon sang. Mon devoir m'est remis. Je suis
réellement d'outre-tombe et pas de commission."
Dresde, Mai 2001
Ce texte a paru en avril 2001 sous le pseudonyme de Georges Malone dans le numéro 8 de Ragtime (http://www.ifrance.com/ragtime/numero8.htm)