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De la prison comme diversion à la pauvreté.
François Athané
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A propos du livre de Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l'insécurité sociale, Marseille, Agone, 2004.

Au jour où ces lignes sont écrites, une armée de 30 millions de malheureux souffre chroniquement de faim ou de malnutrition aux Etats-Unis, tandis que 7 millions n'ont pas de logement. Dans le même temps, près de 2 millions de personnes croupissent derrière les verrous des prisons étatsunisennes, 4 millions se trouvant en liberté conditionnelle ou surveillée. Le nombre de citoyens américains privés du droit de vote pour cause de contrôle judiciaire est approximativement le même. On ne s'étonnera pas d'apprendre que l'intersection entre le peuple des pauvres et le peuple des reclus est substantielle : près de la moitié des prisonniers vivait, au moment de l'arrestation, avec moins de 600 dollars par mois.(1)
Par-delà ces chiffres honteux, il importe de savoir s'il y a ou non un lien entre ces phénomènes : l'ampleur de la pauvreté, d'une part, et les proportions gigantesques du système pénal, d'autre part, aux Etats-Unis. S'agissant de la première puissance économique mondiale, qui se trouve être aussi le pays d'origine des doctrines politiques aujourd'hui dominantes à travers le monde (en matière économique et sociale, avec la pensée néolibérale, mais aussi en matière pénale, avec les trop fameuses idéologies de la " tolérance zéro " et du " carreau cassé "), il est souhaitable de rompre avec les opinions et les indignations plus ou moins instruites, et de prendre connaissance des efforts d'élucidation des politiques publiques mises en oeuvre aux Etats-Unis depuis une trentaine d'années. Tel est l'intérêt principal du livre de Loïc Wacquant, qui soumet à une critique approfondie non seulement les dites doctrines politiques actuellement prévalentes de l'autre côté de l'Atlantique (et, tendanciellement, à travers le monde entier), mais aussi les explications courantes du couplage étatsunien, si souvent stigmatisé par une partie de la gauche européenne, entre l'atrophie de la protection sociale et l'hypertrophie de l'Etat répressif.
Ce couplage a évidemment une histoire, qui est récente. Si l'on a beaucoup commenté le démantèlement de la protection sociale et la déréglementation du travail pendant les mandats successifs de Reagan, de Bush père et de Clinton - par quoi le salaire minimum se trouve aujourd'hui de 20% inférieur en valeur réelle à son montant de la fin des années soixante (2) - on connaît moins l'histoire pénale récente des Etats-Unis, au cours de laquelle on a assisté au quintuplement du nombre de prisonniers en vingt-cinq ans, au point qu'en 2000, 702 Américains sur cent mille étaient incarcérés, soit un taux de six à douze fois supérieur aux pays de l'Union européenne (p. 125- 126).
La thèse centrale du livre de Wacquant porte sur l'articulation de ces deux évolutions conjointes, que l'on observe aussi, dans une mesure moindre, en Europe : " l'irrésistible ascension de l'Etat pénal américain répond non pas à la montée de la criminalité - qui est restée globalement constante avant de s'infléchir en fin de période - mais aux dislocations provoquées par le désengagement social et urbain de l'Etat et par l'imposition du travail précaire comme nouvelle norme de citoyenneté pour les Américains d'en bas " (p. 16). Pour reprendre d'autres termes de l'auteur, la prison est " l'aspirateur social " chargé de nettoyer la société de marché de ses propres déchets humains (p. 298). Appelons cette idée la thèse de la complémentarité fonctionnelle entre la réduction de l'Etat social, d'une part, et l'expansion de l'Etat pénal, d'autre part. Comme nous allons le montrer, cette thèse présente l'inconvénient d'être affectée d'une contradiction cachée, tandis que d'autres pistes d'explication, suggérées par Wacquant mais non explorées, présentent aussi un intérêt : il s'agit notamment du rôle des médias dans la diffusion du mode de pensée sécuritaire, d'une part, et des suites et séquelles de la ségrégation raciale, d'autre part.
Le livre montre donc, avec un grand luxe de précisions quantitatives, d'une part les formes et les conditions du désengagement social de l'Etat, d'autre part les formes et les conditions de l'expansion de l'Etat pénal. Le processus de rupture du compromis keynésien et de fin du salariat fordiste est présenté à travers notamment la régression continuelle des budgets alloués au logement social, l'exposé du démantèlement des aides sociales et le passage subséquent du welfare - l'Etat assistanciel - au workfare - l'obligation de travailler pour toucher les diverses allocations. Ce processus culmine avec la loi sur le travail et la responsabilité individuelle de 1996, concoctée par le président Clinton et le parti démocrate, dépassant de loin en témérité les plus audacieuses offensives reaganiennes contre le Big Government (" l'Etat pléthorique " mettant en œuvre la protection sociale, garantissant les biens et les services publics) : abrogation du droit à l'assistance pour les enfants pauvres par l'institution d'une limite de la durée pendant laquelle leurs parents peuvent toucher les aides ; décentralisation des programmes de protection sociale du gouvernement fédéral vers les cinquante Etats, auxquels ressortit désormais la fixation des critères d'attribution des aides ; détermination des budgets non plus en fonction de l'évaluation des besoins mais à partir de dotations fixes ; exclusion de l'aide sociale de plusieurs publics ayant en commun leur absence de moyens de pression politique - résidents étrangers, enfants pauvres physiquement handicapés, contrevenants à la législation sur les stupéfiants, filles-mères - et cela, alors que dix millions d'enfants étaient dès 1995 privés de toute couverture sociale et médicale et qu'une mère célibataire sur deux et un enfant sur cinq vivaient en dessous du seuil de pauvreté.
Loïc Wacquant analyse particulièrement bien le complexe idéologique par lequel de telles " réformes " furent politiquement possibles. En premier lieu, l'absence de réaction collective, notamment syndicale, aux transformations du salariat fordiste et aux vagues de licenciements a laissé le champ libre aux démagogies diverses qui ont capté la somme des frustrations suscitées par la précarisation généralisée de l'emploi, et détourné les multiples mécontentements contre l'Etat, dès lors pensé comme " un carcan aussi étouffant qu'inutile " (p.77). En second lieu, les représentations culturellement constituées de la liberté individuelle la rendent souvent, aux yeux de beaucoup d'Américains, synonyme de l'autonomie financière, ce qui permet de façon récurrente aux diverses anxiétés et frustrations de se focaliser sur les catégories de population tenues pour déméritantes (les chômeurs et délinquants en particulier) : le pauvre est quelqu'un qui doit apprendre à se prendre en main. Enfin, la prégnance d'une représentation standardisée de la famille induit le soupçon contre des pratiques perçues comme menaçant celle-ci ; de sorte que la conformité à des normes réputées morales du comportement est devenue un critère d'allocation des aides, et que se trouvent conséquemment exclues de celles-ci les personnes réputées immorales (filles-mères, consommateurs de stupéfiants).
Ces deux dernières représentations collectives expliquent aussi, en bonne partie, l'expansion de l'Etat pénal, ainsi que l'explosion conjointe du nombre de personnes incarcérées et des dépenses policières et carcérales au cours des trente dernières années. Le livre de Wacquant a d'abord le grand mérite d'en finir avec deux mythes qui offrent l'explication courante et erronée de ce fait : (i) les Etats-Unis auraient des taux de délinquance particulièrement élevés et (ii) les dernières décennies seraient marquées par une augmentation du nombre de crimes et délits. Une analyse fouillée des données statistiques - dont on sait qu'elles sont particulièrement délicates à comparer, d'une période et d'un pays à l'autre - permet de dire qu'en dehors du cas particulier des homicides, les Etats-Unis présentent depuis longtemps des taux de délinquance ordinaires par rapport aux autres pays industrialisés ; et qu'à l'exception du pic de la fin des années quatre-vingt, dû à la diffusion du crack, ces taux sont restés stables avant de refluer (p. 274-285). Mais cette relative stabilité de la délinquance n'a pas empêché une inflation carcérale telle qu'aujourd'hui un homme sur vingt et un jeune noir sur trois est emprisonné ou bien sous tutelle judicaire.
En effet, tandis que les Etats européens développaient les peines de substitution par amendes ou travaux d'intérêt général, les Etats-Unis se distinguèrent en ceci qu'ils n'ont pas instauré ces formes de dualisation des politiques pénales. La prison est, plus que jamais outre-Atlantique, la réponse uniforme à toute infraction constatée : incarcération systématique même pour les infractions bénignes, lois instaurant l'automaticité de peines, moyens de surveillance accrus notamment par la transformation du contrôle des libérés sur parole, de sorte que le nombre d'admissions dans les pénitenciers d'Etat a quadruplé entre 1980 et 1997. Cette sévérité accrue se focalise, on s'en doute, sur la petite délinquance de rue (par le biais notamment de la législation sur les stupéfiants). Le prisonnier type est un homme pauvre, jeune, sans diplôme, condamné pour un crime ou délit non violent, et noir.
Le recrutement préférentiel du contingent de reclus parmi la population des déshérités doit être mis en perspective avec les autres dispositifs attestant des entrelacs multiples du traitement social de la pauvreté et des politiques pénales. En effet, les dispositifs d'aide sociale tendent à se transformer en une pièce parmi d'autres pour contrôler les populations sur lesquels se porte le soupçon d'immoralité ou de dangerosité, dont l'obligation de travailler pour percevoir les aides sociales d'une part, et d'autre part le fichage généralisé des allocataires de celles-ci dans les banques de données informatiques - censées permettre de prévenir et déceler toute fraude ou abus - sont les deux pièces maîtresses. Faisant montre, dans ses analyses, d'une remarquable maîtrise des données quantitatives et de la littérature grise sur ces sujets, Wacquant pose sa thèse centrale : le couplage de plus en plus systématique d'un rétrécissement de l'Etat social avec l'expansion de l'Etat pénal atteste du passage de politiques redistributives de type keynésien à un traitement punitif de la misère, mutation donc de la guerre contre la pauvreté en une guerre contre les pauvres.
Mais on peut regretter que cette inférence se fasse sans un examen plus exhaustif du conflit des interprétations auquel peut donner lieu cette concomitance entre politiques sociales et pénales - et cela d'autant plus que d'autres pistes sont ouvertes par le livre de Wacquant. L'auteur affirme la complémentarité structurelle et fonctionnelle entre l'expansion de l'enfermement et de la surveillance policière et judiciaire d'une part, le démantèlement de la protection sociale et la déréglementation du travail d'autre part. Cette opinion est généralement partagée par un bon nombre de ceux qui entendent s'opposer au néolibéralisme, mais souvent sur la base d'un présupposé erroné : l'idée que l'expansion du pénal vient pallier les troubles occasionnés par des conditions économiques instables d'existence. Mais, dès lors qu'on remarque que, contrairement aux idées reçues et médiatiquement entretenues, il n'y a pas eu d'inflation spécialement marquée de la délinquance dans la période au cours de laquelle s'opéra le démantèlement de la protection sociale, on peut se demander quels sont exactement les troubles supposés auxquels répondrait l'expansion du pénal. Une argumentation possible visant à défendre la thèse de la complémentarité fonctionnelle serait de dire que la réduction de l'Etat social aurait provoqué un surcroît de délinquance s'il n'y avait pas eu un renforcement de l'Etat policier et judiciaire. Mais on trouve dans l'étude de Wacquant d'importantes objections à une ligne argumentative de ce type et qui, sans la disqualifier complètement, la rendent toutefois inapte à étayer, à elle seule, la thèse de la complémentarité : en effet, l'analyse comparative montre bien que les quelques collectivités locales ayant opté pour une forme d'action policière opposée, plus préventive et conciliante, ont enregistré à coûts égaux de meilleurs résultats dans la maîtrise de la délinquance. De même, on ne saurait, selon l'auteur, attribuer le reflux de la délinquance enregistré à la fin des années 90 à l'application de la doctrine de " tolérance zéro " : au terme de l'analyse, notamment par le biais d'une comparaison avec le Canada, Wacquant conclut que cette décrue s'explique beaucoup plus par des facteurs démographiques et par une modification de l'économie de la drogue. En somme, tout un ensemble d'arguments comparatistes tend à récuser nettement l'idée que les politiques de sévérité répressive auraient eu un effet dissuasif sur les délinquants potentiels - thèse pourtant centrale dans l'idéologie de la " tolérance zéro ". D'autre part, l'abandon de toute volonté de réinsertion, ainsi que l'annulation de presque tous les programmes thérapeutiques ou éducatifs en détention, ont considérablement accru la dimension criminogène de celle-ci, tandis que sa fonction dissuasive est éminemment douteuse.
On tient ici une contradiction centrale dans l'argumentation du livre : d'un côté, affirmer la nécessité structurelle de l'expansion de l'Etat pénal pour pallier les troubles induits par la réduction de l'Etat social, tandis que d'un autre côté il est montré que ces troubles, s'ils existent, ne se traduisent pas par une recrudescence des actes délictueux, et qu'en tout cas le durcissement des politiques pénales est dépourvu d'effets sur leur volume global. Il reste donc deux hypothèses : ou bien il y a effectivement complémentarité fonctionnelle entre le traitement social de la pauvreté et les politiques pénales - mais alors cette complémentarité ne consiste pas, pour les secondes, à organiser le chaos engendré par le premier, et il faut la chercher ailleurs ; ou bien il n'y a pas de complémentarité entre les deux, mais simplement une coïncidence historique qui correspond à des causalités voire des fonctions sociales hétérogènes entre elles. Toutefois le livre de Wacquant ne permet pas de trancher complètement entre ces deux hypothèses. On distingue en effet d'autres lignes argumentatives, qui n'ont malheureusement pas été explorées systématiquement par l'auteur, et qui cependant fournissent un ensemble d'indications très suggestives, mais tendanciellement contradictoires. On se penchera plus particulièrement ici d'abord sur le rôle du marché médiatique, ensuite sur la question dite " raciale ", aux Etats-Unis.
Examinant le rôle des médias et des campagnes électorales dans la diffusion de l'idéologie sécuritaire, le livre relève le caractère rituel de l'exécration médiatico-politique des délinquants, et spécialement des délinquants sexuels, ainsi que sa fonction de défense symbolique des représentations courantes de la famille américaine. Celle-ci est pourtant la principale structure de la violence sexuelle contre les enfants, 80% de ces agressions étant causées non par des prédateurs isolés, selon la mythologie en vogue, mais par des parents ou des proches de la victime. De la sorte, le traitement médiatique de cette délinquance contribue à la dénégation collective de la réalité familiale comme espace pathogène de confinement oedipien (p. 263). La fonction du fait social est donc ici identifiée par Wacquant à partir de ce qu'il permet d'occulter. Idéologie sécuritaire, marché médiatique de la peur, construction d'une " catégorie sacrificielle que l'on peut vilipender et humilier en toute impunité avec d'immenses profits symboliques " (p. 214)(3) : ces phénomènes sont particulièrement exacerbés dans le cas de la criminalité sexuelle, mais néanmoins concernent, à de moindre degrés, les autres formes de délinquance. On peut regretter que le livre n'explore pas plus avant de telles intuitions : elles auraient toutefois nécessité une enquête plus approfondie sur les marchés de la peur, en particulier les marchés médiatiques, et le gavage du téléspectateur par l'exhibition continue et quasi pornographique (p. 11) des images de l'activité policière. Une enquête sur le traitement médiatique de la peur aurait peut-être du même coup éclairé l'idéologie sécuritaire à partir non de ce qu'elle dit et de ce qu'elle permet de faire, mais de ce qu'elle permet de ne pas dire et de ce qu'elle contribue à empêcher de faire.
Car on peut ici faire l'hypothèse suivante, à la fois causale et fonctionnelle : peur et sécuritarisme occupant la première place dans l'espace politico-médiatique, l'expansion de l'Etat pénal doit dès lors être envisagée comme émanant non pas de la précarisation du salariat, comme le dit Wacquant, mais de l'économie spectaculaire et du marché médiatique. Les nouvelles politiques pénales ne seraient que la résultante du processus de soumission du discours politique aux normes et exigences du marché de l'image - ceci pour les aspects causaux. Or, comme le disait Pierre Bourdieu, tout simplement, le fait divers fait diversion : là aussi, l'expansion de l'Etat pénal ne serait qu'un épiphénomène, colossalement coûteux, de l'inflation d'un discours sur le crime n'ayant pas d'autre raison d'être que d'occuper l'espace médiatique et mental en persuadant les gens que leurs problèmes véritables se trouvent là - et non pas dans cette gigantesque opération d'extorsion de la plus-value, peut-être la plus importante de l'histoire, qui a vu, avec la croissance économique des années 90 couplée à la déréglementation du travail, décupler en une seule décennie le rapport entre les revenus moyens de l'ouvrier et du patron (passé de 1 contre 42 à 1 contre 419)(4), le revenu national augmenter de 66% tandis que le revenu médian croissait seulement de 10%, et que celui des 20% de ménages les plus pauvres baissait (5) . Cette hypothèse, seulement suggérée par l'étude de Wacquant, d'une fonction essentiellement occultante de l'idéologie sécuritaire, et du caractère second, par rapport à celle-ci, de l'expansion du pénal, aurait méritée, croyons-nous, d'être explorée plus systématiquement par l'étude des modifications du marché médiatique et de son rôle causal dans la diffusion de la peur - puisque, plaçant la complémentarité avec les transformations du capitalisme plus dans les discours sécuritaires que dans les pratiques pénales, cette hypothèse semble nettement plus compatible avec une argumentation concluant par ailleurs à l'inefficience fondamentale de ces dernières. L'analyse qui précède n'est toutefois opératoire que si l'on veut plaider pour la thèse de la complémentarité entre les transformations du capitalisme et les mutations de l'appareil pénal. Mais une autre interprétation est encore possible à partir de l'étude de Wacquant.
Constatant que les catégories sociales surreprésentées en prison sont, plus que les pauvres en général, les pauvres latinos et surtout les pauvres noirs, l'auteur étudie l'incarcération de masse en fonction des paramètres dits " raciaux " ou "ethniques ". Les prisons sont peuplées à 54% de Noirs, qui ne représentent que 12% de la population d'ensemble - et ceci aussi est une innovation récente : le taux d'incarcération des Noirs a triplé entre 1980 et 1995 tandis que la proportion de Blancs, majoritaires derrière les barreaux en 1945, n'a cessé de décroître. La probabilité sur une vie de faire un séjour en prison est de 30% pour les Noirs, 4% pour les Blancs. Un homme noir sur six est privé de son droit de vote pour condamnation pénale lourde. L'un des chapitres les plus intéressants du livre de Wacquant, et qui constitue sans doute la contribution la plus originale de l'auteur à l'élucidation des politiques pénales aux Etats-Unis, s'efforce de mettre au jour les continuités historiques et fonctionnelles entre, d'une part, les diverses formes de ségrégation (de droit avant le mouvement des droits civiques, de fait avant et après en raison de la relégation des Noirs dans les ghettos) et, d'autre part, la prison en tant qu'espace de relégation recrutant préférentiellement son public dans la population noire.
L'apport scientifique original de Wacquant est ici d'élaborer un concept du ghetto par comparaison entre les ghettos juifs de l'Europe et le ghetto noir états-unien. Dans les deux cas le ghetto suppose à la fois le stigmate et la contrainte, tout en produisant simultanément l'enfermement territorial et le cloisonnement entre institutions internes d'une part et externes d'autre part. Or ces quatre propriétés fondamentales se retrouvent aussi dans la structure et le fonctionnement de l'univers carcéral. Et, du point de vue historique, l'expansion pénale et l'incarcération massive des Noirs s'est effectuée dans la période qui a immédiatement suivi le mouvement des droits civiques et la revendication des Noirs à sortir du ghetto ; avant de se redoubler par le ressentiment d'une majorité de l'électorat blanc " contre l'Etat-providence et contre les programmes sociaux dont dépendent très largement les avancées sociales collectives des Noirs " (p. 235). Ghetto et prison se trouvent dès lors faire système, en un même continuum de contrôle et de confinement social des Noirs.
L'histoire des rapports interraciaux aux Etats-Unis est donc tout à fait cruciale pour comprendre la croissance du système punitif. Mais alors, contrairement à la thèse centrale de Wacquant, l'expansion de l'Etat pénal états-unien ne s'explique pas seulement par des mécanismes relevant de la nécessité structurelle propre à un capitalisme renouvelé, où la dérégulation du travail et la réduction de la protection sociale impliquent un dressage continuel de la main-d'œuvre à l'existence précarisée. La singularité historique des Etats-Unis s'ajoute aux facteurs liés à la mise en place des politiques néolibérales. Mais ce sont là deux ordres de causalité relativement distincts, dont la conjonction fait la singularité du couplage états-unien entre le non interventionnisme économique et social d'une part et l'autoritarisme punitif d'autre part ; couplage qui paraît dès lors difficilement exportable en un autre contexte social. La thèse de la complémentarité fonctionnelle nécessitée par la structure du capitalisme néolibéral se trouve donc invalidée, au profit de l'explication par la coïncidence contingente de causalités historiques relativement hétérogènes entre elles. On regrette que l'auteur ne thématise pas la tension potentielle entre ces deux approches, qu'il argumente l'une et l'autre fort bien, mais séparément.
Dès lors, il faut envisager l'hypothèse que la version néolibérale du capitalisme puisse se développer sans avoir pour corrélat nécessaire un renforcement des appareils policier et carcéral. Cette question est rien moins qu'insignifiante pour ce qui concerne la situation dans l'Union européenne.
Les pays d'Europe traversent, on le sait, une période de réduction de la protection sociale et de développement des formes précarisées du salariat, par quoi l'on assiste, en France par exemple, à la recrudescence de la population des travailleurs pauvres (6). Ce dernier pays et l'Allemagne miment, non sans difficultés, le passage du welfare au workfare à travers l'instauration du RMA ou des lois Hatz IV (" réforme " allemande de l'assurance chômage devenue effective au 1er janvier 2005). La question sociale sera-t-elle dès lors, dans ces pays, prochainement déléguée aux bons soins des maisons d'arrêt et des matons ? Or, même si l'on observe en Europe une augmentation soutenue du nombre d'individus en détention, le phénomène prend des proportions bien moindres qu'outre-Atlantique.
Le cas de la Grande-Bretagne est ici spécialement important, ce pays ayant subi au cours des deux dernières décennies des politiques économiques et sociales très semblables à celles des Etats-Unis. Si la thèse de la complémentarité était correcte, on devrait assister chez les Britanniques à une recrudescence étroitement corrélée du nombre de détenus. Or celle-ci a eu lieu, mais de façon beaucoup moins importante que le grand renfermement états-unien. On ne peut dès lors pas dire sans de sérieuses nuances que la substitution à l'Etat keynésien du modèle néolibéral en matière économique a pour effet de confier la question sociale aux appareils répressifs de l'Etat.
Ce qui paraît en tout cas peu crédible, c'est la thèse d'une corrélation nécessaire, qui affleure parfois en certaines formules de Loïc Wacquant, entre réduction de l'Etat social et regain proportionnel du punitif. Si l'on admet que la thèse de la complémentarité est vraie dans le cas états-unien et qu'effectivement l'expansion de l'Etat pénal constitue dans ce pays un dispositif important de régulation du capitalisme, il reste toutefois possible de concevoir plusieurs variantes du modèle néolibéral, c'est-à-dire plusieurs manières d'obtenir la paix sociale tandis que simultanément l'on accroît la part du profit, au détriment du salaire, dans le distribution des richesses. Ainsi, s'il est nécessaire que l'espace public soit occupé par des sujets de moyenne ou nulle importance, de sorte que ne reviennent pas au premier plan les fâcheuses problématiques d'accroissement des inégalités économiques et d'extorsion intensifiée de la plus-value, on voit bien que le marché médiatique, par son simple fonctionnement concurrentiel et mercantile, peut opérer cette diversion non seulement au moyen du fait divers mais encore par une multitude d'autres sujets : geste footballistique ou staracadémique, par exemple, ou encore interminables querelles d'interprétation de la laïcité scolaire. Le divertissement est par essence divers.
Il ne faudrait pas pour autant inférer de cette analyse que l'Europe ne connaîtra pas le sinistre devenir punitif observable outre-Atlantique. Ainsi en France, l'exaspération des problèmes liés aux stigmates ethnicisants, associée à la dynamique apparemment inexorable de ghettoïsation de nombreux quartiers, tend à produire les conditions sociales dont on a vu qu'elles ont rendu possible le grand renfermement américain. Ajoutons à cela la marchandisation presque achevée de l'espace médiatique et ses effets dans la diffusion du sécuritarisme, le démantèlement de l'offre de soins psychiatriques (7) - dont on voit mal comment il pourrait se traduire autrement que par un regain de la pénalisation des troubles psychiques -, enfin la mentalité de vassal, ou du moins de mimétisme quasi inconditionnel qui affecte nombre d'élites politiques européennes dans leur rapport aux Etats-Unis (8) , et l'on en conclura qu'il devient urgent de replacer, au centre de la pensée progressiste, une critique offensive de l'institution carcérale, comme on en a connu dans les années 70, de sorte que les divers zélateurs de l'enfermement et de l'invisibilisation de la pauvreté rencontrent sur leur chemin démagogique des forces de résistance proportionnelles à leur capacité de nuire. A ceux qui prendront conscience d'une telle nécessité, le livre de Loïc Wacquant, quelles que soient par ailleurs ses lacunes, offrira de très précieux soutiens et instruments d'analyse.



(1)
Pour indication, le seuil officiel de pauvreté pour une famille de trois personnes est de 2000 dollars par mois. Chiffres tirés du livre de Loïc Wacquant, p. 212 et p. 87.

(2)
Loïc Wacquant, Les Prisons de la misère, Paris, Editions Raisons d'agir, 1999, p. 69.

(3)
On s'étonne ici de ce qui paraît être une réminiscence unique mais significative de l'anthropologie de René Girard, sans que soient fournies de plus amples justifications au recours à la théorie de l'unanimité violente contre la victime émissaire honnie.

(4)
M. Morris et B. Western, "Inequality in Earnings at the Close of the 20th. Century", Annual Review of Sociology, 25, 1999, pp. 623-657.

(5)
Données tirées d'un article de Paul Krugman dans le New York Times du 20 octobre 2002.

(6)
Voir par exemple l'article " Travailleurs sans logis ", Le Monde, 08.11.04

(7)
Le décret 2004-1049 du 04 octobre 2004 du gouvernement français stipule que dans le cas des pathologies psychiatriques " l'ancienneté de l'affection doit être d'au moins un an " pour que les soins prodigués en hôpital psychiatrique soient intégralement pris en charge par la sécurité sociale ; le ticket modérateur restant à la charge du patient dans les autres cas. Voir www.admi.net/jo/20041005/SAN0423075D.html. Voir aussi CQFD, " Fou dangereux, mode d'emploi ", n° 18, décembre 2004, p. 4 : un récit édifiant des suites catastrophiques qu'occasionna le défaut de soins dans le cas d'un individu relevant vraisemblablement de la compétence des psychiatres.

(8)
Un des exemples les plus remarquables nous en ayant été récemment donné avec le plagiat docile, par l'ancien Garde des Sceaux Dominique Perben, d'une des dispositions judicaires les plus décriées et les plus notoirement créatrices d'injustices des Etats-Unis, la procédure dite du " plaider coupable ".

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