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Coagulation
Marcus Heinicke, Traduction: Alban Lefranc
Je regardais en moi. Il me regardait faire. Elle se tourna et partit. Le sang des trois personnes coagula, comment dire, en un seul corps autonome.
En moi, dans les entrelacements de ma vie intérieure, mon corps ne pensait pas ce que, tout ce temps, je voulais penser. Grandiose épilogue de l'authenticité. Des pensées perdues comme si une chanson passait et qu'on en jouait une autre, avec une autre mélodie, une autre histoire - dans un autre éther. Effacées, les traces qui avaient été écrites pour être passagères, rien de permanent, de durable. C'en est fini de la longue durée - les grands récits sont terminés. Le regard pour cela était trop englouti dans mon tropique intérieur, trop cancéreux. On connaît les bâtiments qui forment des corps autonomes, pareils à l'intestin qui s'enroule en mille courbes. A un moment quelconque, quelque part, un panneau vert blanc - sortie de secours. Ça court et tout se perd. Il pleut dehors, la boue s'élève bien au-dessus du trottoir, tout ne coagulera que quand le soleil nous voudra un peu de bien. Tout commença pour de bon par un jour de pluie, cette petite histoire vraie montrera le reste. Nous savons que tout ce qui nous entoure est aussi parfaitement réel que des abats. Ainsi soit-il. Et nous pourrions commencer…

Il y avait le début, et la fin lui était semblable. Comme la lecture quand l'œil lit seulement les lettres sans que les oreilles trouvent le chemin du cœur.
Et tout commença dans une salle de miroirs et devait s'y terminer aussi. Un après-midi, cela aurait pu être n'importe lequel, il pleuvait - et c'est pourquoi il fallait traverser le temps de façon appropriée, et chasser son humeur dans une pièce fermée, un musée peut-être. Cura, par hasard, découvrit que l'idée s'offrait à lui. Sans chercher beaucoup, il se trouva dans un musée, sans regarder les voitures que la pluie avait rendues ternes et sans même percevoir la pluie. Prendre en lui ses gouttes, ni comme une partie ni comme un tout. Occupé par d'autres images qui l'empêchaient de mener une vie intérieure durable.
Pour un peu d'argent, avec un désir négligeable, un peu poussé et cependant avec intérêt, Cura s'acheta le billet pour entrer dans le monde des films. Et c'est ainsi que lui vint, en entrant dans la salle de miroirs, l'idée, une image. D'abord par elle-même, naturellement, et puis la pensée de Versailles, bien que cette salle se trouve à B.. Minuscule, et agrandie par la magie de la vision, par la multiplication de lui-même en regardant son extérieur. Comme si mille yeux étrangers t'autopsiaient, et ce sont pourtant les tiens. Le fixaient. Une petite pièce, camouflée avec une peau de miroirs. Et c'était le début de l'histoire. Le monde est une salle de miroirs, et tu es Narcisse. Quelle profondeur étonnante entourait Cura, comme l'or du Rhin, un des films de Lang, les monstres de l'architecture.
Quittant à peine B., ou était-ce Versailles? Marlene Dietrich se glissait dans la situation, et ses vêtements sans couleurs étaient pourtant dramatiques. Créés comme pour elle - rien qu'un être humain pourtant - un miroir dans la salle de miroirs du monde. La belle Marlene, profonde et innocente. Et Cura, encore trempé par la dernière pluie, regardait le film se déplacer, grâce à ses mouvements à travers les années de l'histoire, le regardait apprendre à marcher, et il pensait que tout apprend à marcher pour trébucher en fin de compte. Comme Riefenstahl avec ses décors puissants. Sans voir en elle la splendeur, il admirait l'habileté des images de Riefenstahl, la conscience avec laquelle elle les avait tournées, l'habileté avec laquelle elle les avait ordonnées. Ici, dans ce musée. Et entre temps, seul au monde, Cura se demandait si les histoires vont vers une fin, celle du film, les autres et les miennes…?
Le film, le film allemand, était devenu adulte, plus grave, plus élégant aussi, ou plus éloquent - en raison aussi, ou justement parce que divisé, parce que l'histoire jouait dans les histoires. Mais la salle de miroirs fascinait le jeune Cura, il aimait bien s'y regarder, comme la plupart, sans se l'avouer. Et pourtant, même sans ce supplément, beaucoup l'oubliaient à nouveau, précocement, devant le miroir. Quand il se rasait, le regard sur la peau encore rêche, et peut-être même dans l'oeil se reflétant - invisible pour lui-même la plupart du temps, comme le loup dans la steppe sombre. Ce que les femmes faisaient, il l'ignorait, elle se maquillaient probablement, par habitude. Où mène cette histoire ? Depuis longtemps il ne pleuvait plus dehors, bien qu'on ne puisse voir aucune fenêtre dans le musée. Le ciel au-dessus de B. s'était dépeuplé depuis longtemps, la nouvelle époque avait bien tenu le coup jusqu'ici, sans les anges. Sans le pathétique, avec de nombreuses façades lisses. La colonne de la victoire de Wenders, c'était fini, cela avait été. Les films sentaient le dépeuplement. La mélancolie de se dire adieu, une métaphysique sans ange. Et Cura croisait à nouveau un miroir. Un film qui tournait, en train d'être joué. Lui qui regardait se demandait : qu'est-ce que c'est, le vrai et le réel ? Comme si la bande filmique continuait directement à s'enrouler dans notre cerveau. Qu'étaient les images ? Les rouleaux du film ou la machine, la lumière, l'écran peut-être. Etait-ce notre oeil qui les suggérait, les avalait de façon hypnotique ? Les images continuaient à tourner dans notre tête, comme la bobine du cerveau qui continuait à tourner, pareil à un film de vie. Et à nouveau, la couche d'une nouvelle image reflétée pénétrait profondément dans les cellules nerveuses de Cura, avant de continuer à descendre dans les profondeurs de son appareil mental.
Il s'oubliait, et le musée de plus en plus devenait une chose filmique accessoire. Il pleuvait dehors naturellement. Sûrement. C'était une image présente dans son appareil. Il voyait en lui des images, il se voyait couché dans le ventre de sa mère, puis sa formation dans les eaux de l'utérus. Il se souvenait. C'était le bon jour pour cela. Le film réapprenait à tourner. Car Fassbinder et beaucoup d'autres voulaient absolument que la réalité, que leurs images se reflètent dans nos yeux. Et quand Cura regarda dans les yeux du porteur de lunettes, il remarqua d'abord les images sur ses verres qui se reflétaient comme si c'étaient les siens, ses yeux intérieurs. Et où mène tout cela? On ne sait pas tout à l'avance dans la vie. La longue durée est passée - divisés les grands récits. Et après-coup, on ne se souvient pas de tant de choses. Les musées ne sont pas toujours des muses, même s'ils projettent tant d'images dans notre cerveau fatigué. Les nombreuses images fatiguaient Cura, plus aucun sens n'en résultait, la pluie, le film, le musée. C'était beau, pour soi. Mais cela ne trouvait pas sa place en lui. Et le soleil revenait lentement sans doute, et la pluie dévalait les rues vers les canaux. Il se retourna une dernière fois, marcha encore à travers Versailles, B. et 100 ans de film. Des mélodies jouaient en lui. Personne n'était près de lui quand il quitta la maison. Et le rire se refléta pourtant à la commissure de ses lèvres. Et les inquiétudes avaient disparu. Son corps coagula lentement vers les dernières années. Plus tard, après la mort, il aimait se souvenir des histoires du film qui l'avaient rempli pendant la visite du musée.

Je le voyais mourir et je savais que ce n'était pas en vain. Toutes les histoires déconcertantes de la nuit ont un sens du moins. Elles ont une fin et un début, tandis que la vie n'a ni l'un ni l'autre. Car le film lui non plus ne coagule pas en un simple corps, comme bobine dans le projecteur. Il coagule pour former du sang dans mon cerveau et se transforme en images, égales et intemporelles. Beaucoup de choses n'ont pas de sens apparent dans la vie. Et à quoi bon le film existe-t-il ? Pour se rapprocher un peu de l'enveloppe sans mot de l'être sans enveloppe. En ce sens, je me réjouis du début et de la fin de tout récit et j'attends de nouvelles images issues des espaces du flux d'images, sans temporalité. La grande durée est mise à nu - de nombreux petits récits coaguleront encore pour former des corps et de la vie.
Marcus Heinicke: sur l'auteur
Alban Lefranc: sur le traducteur