No 6 - Mon Corps / Mein Körper
 
L’ellipse du corps
Gilles Clamens
À propos de: Loïc WACQUANT, Corps et âme - carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur (seconde édition revue et augmentée); éd. Agone, coll. Mémoires sociales; octobre 2002, 287 p., 18¤



L'antique ruse célébrée par Pascal, les "raisons du cœur", peut-elle se passer des pudeurs de la ruse? Le moment serait-il venu où la science ouvre d'elle-même la boîte à peine entrouverte par les arts et les religions quand ils sont grands? Boîte de Pandore? Si seulement nous savions ce que c'est qu'un don, ce qui se donne quand on s'y abandonne! Écrin ou coffret, sanctuaire ou châsse: précieux bijou pour les uns, et même chose sacrée pour les autres. Quoi qu'il en soit, ces carnets disent quelque chose de ce moment -mouvement et monument aussi. Quelque chose de précieux justement, de clair jusque dans son opacité, de simple jusque dans sa profondeur, de proche et d'inépuisable jusque dans son étrangeté et même sa faiblesse: comme un corps humain.

Commençons par le titre, que le détour d'une note (I, p.150) dit habituel à l'imagerie du monde de la boxe (films, romans, articles, tableaux) mais tout aussi familier "en matière de musique, d'art, de religion". Quoi donc? L'ethnographie savante prendrait-elle sans scrupule le relais de l'art et de la religion? Pour le savoir, ouvrons donc un peu plus ce terrible "et": corps ou âme, âme comme corps et réciproquement, pas d'âme sans corps ni corps sans âme. Un autre détour apprendra de l'enquête autant le sain mépris pour la théorie (on n'apprend pas la boxe dans les livres) que la sainte horreur pour l'instinct (c'est avec toute sa tête qu'on boxe). Théorie et instinct certes prétendus: l'une n'est qu'artifice, et l'autre aveuglement, tous deux sourds à leur "genèse sociale". La double négation (ni théorie morte ni pratique folle) est l'envers d'un endroit, de quoi précisément il s'agit.

Les philosophes de la facticité, les théologiens de l'espérance, les romanciers de la vie aventureuse, les peintres de l'apparence, les poètes de la parole, disent de quoi il s'agit, quand il s'agit d'agir. Voici que les savants de l'expérience affluent sur cette route pas si étroite, qu'ils élargissent joyeusement avec les moyens sûrs du bord. Piochons dans ces carnets quelques pavés tranquillement posés: coopération antagoniste (p. 86), nature cultivée (p.99), initiation sans normes explicites (p. 101), pratique effective, passage obligé, methodos (p. 115). Ainsi s'agit-il ensemble de boxe (une passion qui mépriserait tout ce qui passionne les hommes) et de science: une enquête de "sociologie charnelle" dans le ghetto noir du South Side de Chicago autour des années 90, opérée par un jeune et brillant chercheur français de "l'école" de Bourdieu, bardée des références destinées aux départements des meilleures universités. On y trouve, juste après l'anecdote des bananes interdites que le champion Rocky dissimulait à son coach, cette frappe stoïcienne: "personne n'est parfait…mais chacun a le devoir de s'efforcer de le devenir"(p. 157). Un peu plus loin (p. 200): "Il disparaît dans l'une des cabines d'où il continue de converser avec moi tout en déféquant à grand bruit. "J'avais bien besoin d'chier. Oooo! (sons de pets en cascade) tous ces vents!…Alors Louie, ça t'excite pas tout ça? ça te donne pas envie de combattre chez les professionnels?" Oui, c'est excitant, mais pour combattre chez les pros, il faudrait d'abord que j'aie les capacités requises".

Le pathei mathos, l'amère leçon de la souffrance, chiffre et déchiffre le tragique depuis plus de deux mille ans, et beaucoup plus récemment, Jaspers écrit encore: "j'aime ce qui est, même si moi-même je ne peux pas l'être" (Philosophie, trad. J. Hersch, Paris-Berlin, éd. Springer 1989, p.605). L'ellipse, longtemps laissée à son manque (omission, raccourci, sous-entendu: la ruse pascalienne impuissante encore à éviter la compensation de l'hyperbole mystique), serait-elle enfin rendue à sa figure rationnelle ou géométrique, astronomique et -pourquoi pas- politique? Point d'espace, point de mouvement de la courbe, point de tournure de l'ellipse, sans rapport constant de chacun de ses points à ses foyers. Ne suis-je pas donc pas moi aussi, de cette drôle de façon, mon corps en mouvement parmi les corps, il est vrai sans savoir le plus souvent quel rapport à quels foyers s'entretient ainsi? Dans les volumes de Temps et Récit (1983-1985), Ricœur développe la correspondance du texte et de la vie, de la création avec la réception littéraires, en défendant l'idée qu'un destinataire est aussi, nécessairement, un répondant. Notre ethnographe précise lui-même, dans un entretien donné à une revue (1) à propos de ce travail de boxe et d'écriture où il avoue tenter d'échapper aux deux écueils du misérabilisme et du populisme: "la charpente analytique tend à disparaître au profit du récit mais les concepts ont été donnés. Le lecteur peut se perdre dans le récit, son corps, par lui-même, fera l'analyse sans même le savoir".

Le corps est bien ellipse: embarqué dans sa course sociale sans cesser d'établir ses rapports aux foyers de la théorie et de la pratique. Ces carnets -in actu exercito, disait-on jadis comme on fait encore aujourd'hui: comment penser autrement la vie?- ne relèvent d'une actualité si neuve et dense que parce qu'elle est le défi remarquablement relevé d'une tradition qui n'attend que cela, depuis longtemps sinon toujours. Que cette actualité soit elle-même le produit des travaux scientifiques les plus récents (d'autres ne manquent pas sur d'autres "sujets", en sociologie même) n'est pas la moindre et réjouissante perspective dont ce livre est la trace.


(1)
Le Matricule des Anges, n°35, propos recueillis par C. Dabitch. On trouvera cet article parmi ceux soigneusement recueillis par les éditions Agone sur leur site www. agone.org, qui ont ajouté ce souci au remarquable soin apporté à cette seconde édition de textes copieusement remaniés. La revue de presse offre un aperçu de la réception du livre, depuis la sainte colère de l'auteur adressée à un piètre lecteur, jusqu'à des recensions averties.

Gilles Clamens: sur l'auteur