zeitgleich / simultané
UN CAS PARMI TANT D'AUTRES
Shkurte Smajlaj, Traduit de l'allemand par Alban Lefranc
Ce témoignage est paru dans une anthologie publiée par ORAL HISTORIES (Des hommes en mouvement) - festival organisé par Katja Roloff et Ewa Bienkowska en 2004 à Berlin.
www.oral-histories.de

L'histoire de cette jeune fille n'est pas un cas isolé. Il y a 11 ans, elle a quitté le Kosovo pour l'Allemagne et elle mène depuis une vie difficile. Cette situation nous lie et c'est pourquoi j'ai voulu raconter son histoire.

"Ecoute, nous ne pouvons pas, nous ne devons pas continuer comme ça. S'ils reviennent, qu'est-ce qui se passera ? Ces gens-là ne sont pas normaux, ils sont prêts à tout. Je suis inquiet. Aujourd'hui encore, ils ont tué des gens que nous connaissions."
Ce sont à peu près les mots que mon père a dû prononcer il y a plus de 12 ans. Il y a toujours eu des tensions entre le Kosovo et la Serbie. Mais au début des années 1990, les choses ont empiré. Les Serbes ont commencé à licencier les Kosovars, à les chasser de leurs maisons, et même à les assassiner. J'étais encore très petite, mais je me souviens encore de la situation : elle était si froide, si calculée, si brutale qu'aujourd'hui encore, des années plus tard, je ne peux pas en parler. Ce n'est pas à moi de résoudre la question de la culpabilité. Qui a commencé ? Pour faire une guerre, il faut plus qu'un seul pays. Une seule chose est claire pour moi : c'est après la prise de pouvoir de Milosevic que tout a empiré. La guerre ne s'est pas faite attendre. Après la guerre de Bosnie, Milosevic voulait le Kosovo dans sa collection.
Fin février 1993, mon père a été de nouveau persécuté par les Serbes. Ce fut la raison décisive de sa fuite hors de son pays, loin de sa maison et de sa vie. Ma famille avait peu d'argent, car mon père avait été licencié. De plus en plus de portes se fermaient devant cette fuite que nous n'avions même pas encore planifiée. Nous sommes une famille nombreuse, avec sept enfants : deux frères aînés, une grande soeur, moi - le juste milieu - puis deux frères et une soeur plus jeunes. La question essentielle fut d'abord de trouver l'argent nécessaire à notre départ. Presque personne ne se faisait du souci à propos de l'endroit où nous allions atterrir.
La destination était claire. Ce devait être le pays des possibles : l'Allemagne. C'était un des rares pays qui représentait vraiment une possibilité pour notre famille, un pays rêvé. Mon père travaillerait et nous pourrions aller à l'école. Mais surtout : nous ne serions plus livrés aux souffrances physiques et mentales. Nous voulions rester là-bas aussi longtemps que les conflits dureraient dans notre pays, en aucun cas plus longtemps.
D'une façon ou d'une autre, nous avons fini par rassembler l'argent. Avant même que le voyage ait pu commencer, les premiers doutes sont apparus. Allions-nous réussir ? Pourrions-nous garder le contact avec notre famille ? Serions-nous à la hauteur de la nouveauté, de l'inconnu ? Combien de temps allions-nous partir ? Que se passerait-il si nous mourions sur le chemin ? Les membres de notre famille restés sur place, qu'allaient-ils devenir ?
Nous ne nous sommes pas dégonflés. Malgré tous nos doutes et de nombreux événements qui nous incitaient à la prudence, nous sommes partis simplement, comme des nomades. C'est comme si tout cela s'était passé hier et en y repensant je ne peux pas retenir mes émotions et mes larmes. Nous avons dû laisser sur place ma grand-mère et deux de mes frères et soeurs et ce fut extrêmement difficile. Nous ne voulions nous éloigner que quelques semaines ou quelques mois. Au moment du départ, ma grand-mère a essayé de nous cacher ses sentiments et est restée très dure, comme si elle était heureuse de se débarrasser de nous. En albanais, ma langue maternelle, elle a prié Dieu pour qu'il nous soutienne dans notre projet. Sur le chemin vers le lieu de rendez-vous où on devait venir nous chercher, nous sommes passés près d'une mosquée. Mon petit frère s'est relevé et a demandé si nous étions déjà arrivés et si nous pouvions y entrer. Aujourd'hui encore, je n'ai pas conscience du danger que nos parents ont pris pour nous mettre en sécurité.

Je ne me souviens plus de la suite.

En Allemagne, un ami de mon père est venu nous chercher. Il vivait et travaillait ici depuis une éternité déjà. Le premier coca de ma vie a suivi et nous sommes allés nous coucher. Je n'avais pas remarqué combien tout cela était épuisant. Il y aurait des suites pour ma santé. Le lendemain matin, avant de sortir, il y eut des toasts avec du fromage. Tout était si différent, à couper le souffle. Nous étions comme paralysés, et c'était la première fois que nous voyions une rue vraiment bien construite. On avait l'impression que les tours pouvaient s'effondrer à tout moment. Au Kosovo il n'y avait même pas de blocs d'habitations, encore moins des tours. Et puis tous ces gens qui étaient si bien habillés. A chaque coin de rue, des commerces - dans mon village, il n'y avait que deux petits magasins de grand-mères. Nous ne finissions pas de nous étonner. Aujourd'hui, j'aimerais bien savoir de quelle rue il s'agissait. La première semaine, nous sortions toujours tous ensemble, pour ne pas nous égarer. Pour ne pas nous perdre des yeux les uns les autres. Puis nous avons dû envoyer des nouvelles à ceux qui étaient restés. Mais comment ? Ni nous ni eux ne possédaient de téléphone. Mes parents et l'ami de mon père réglèrent ensemble les procédures administratives, relativement compliquées. Encore maintenant, je n'ai pas le courage de demander comment tout cela s'est déroulé.
Notre appartement était constitué de deux containers, comme on en trouve sur les chantiers. Il y avait toute une collection de ces containers quelque part à la périphérie de Berlin. C'est ici qu'on rassemblait tous les étrangers qui n'avaient pas de permis de séjour valables. Nous nous sentions comme du bétail entassé. Il y avait des horaires fixes pour les repas, une cuisine qui était à 1km au moins et une seule douche commune pour tous les habitants. Pour moi, le premier cauchemar avait commencé dans le "pays merveilleux". On ne connaissait rien d'autre, et on arrivait donc à tout supporter. Les gens qui travaillaient sur place étaient la seule source de joie dans ce trou.
Après un an, nous avons été logés, ma famille et moi, dans un foyer près de l'Alexanderplatz. Là-bas, nous vivions presque dans un logement normal, il y avait même un frigo. Pour la cuisine et la salle de bains, rien n'avait changé. C'était devenu une routine: pour se laver les dents, marcher dans trois couloirs, pour cuisiner rester quelques heures dans la cuisine. Elle était tellement loin de l'appartement que tout risquait de brûler sinon.
J'avais tout de même l'impression d'avoir fait un pas en avant, mais je ne m'apercevais pas que je commençais à avoir de sérieux problèmes de santé. Mes frères et soeurs furent scolarisés et apprirent très vite l'allemand. Toutes les fatigues de la période précédente semblaient être surmontées. Notre nouvelle vie avait commencé.

Suite à un examen médical dans la première classe, on m'envoya chez le médecin. Par chance, son cabinet était à deux pas du foyer. Après des examens interminables, un asthme grave fut diagnostiqué. A cette époque, je vis bien plus d'hôpitaux que je ne le souhaitais. A chaque fois qu'on me libérait, on me donnait différents sprays qui coûtaient très chers. Comme le savoir linguistique faisait défaut des deux côtés, je devais aller chaque matin à huit heures chez le concierge où une assistante me donnait les médicaments. Ce fut la première personne qui me donna l'impression que je valais quelque chose. Partout, nous n'étions que des étrangers indésirables, pas auprès d'elle. Je ne connais pas son nom, j'aurais bien voulu sinon la remercier pour son dévouement. Entre-temps, ma grand-mère avait appris que nous allions bien. Cela peut sembler naïf, mais je suis contente d'avoir été malade à ce moment-là. C'est ainsi que je n'ai réalisé que plus tard à quels dangers nous étions et sommes toujours exposés. Nous sommes restés deux ans dans ce foyer avant qu'il ne ferme et que nous déménagions à nouveau. Cette fois-ci, dans un appartement qui était presque à nous, un appartement de rêve. Il y avait deux chambres avec une salle de bains et une cuisine pour nous Une femme de Bosnie habitait aussi chez nous, mais elle avait sa propre chambre et elle était rarement là. Dès cette époque, tous parlaient déjà sans accent l'allemand, à part mes parents. Ils restaient tout le temps dans l'appartement car ils n'avaient pas le droit de travailler.

Une année plus tard, comment pouvait-il en être autrement, nous dûmes déménager à nouveau, pour retourner vivre dans un foyer, cette fois à Mitte [NdT= quartier de Berlin]. Nous avons vécu cinq années ici. J'étais à l'hôpital à cette époque et j'ai emménagé plus tard. Le foyer venait d'être aménagé, c'était une sorte d'"installation de ramassage" des étrangers. Nous faisions partie des premiers locataires. On avait l'impression d'être à l'hôtel, des meubles chers, pas de cuisine, mais un coin pour faire chauffer des plats dans le salon. Fait étrange : il n'y avait pas eu de four, mais seulement un micro-ondes. Entre-temps, nous avions réussi à ramener auprès de nous mon frère aîné et la cadette. Ils étaient malades tous les deux et nous pûmes ainsi justifier leur arrivée auprès des autorités. Nous vivions alors à neuf dans 75 mètres carrés. Toute sphère privée était exclue.
Je m'éveillai de mon rêve et je vis pour la première fois la réalité en face. Dans la guerre commencée en 1998, tous les parents restés au Kosovo sont morts. Pour certains, on n'a toujours pas retrouvé leur trace aujourd'hui et on espère en vain un signe ou un miracle qui leur aurait permis de survivre. C'est ma mère qui a le plus souffert. Elle a perdu sa mère qu'elle aimait par dessus tout, et elle se le reproche aujourd'hui encore. Elle dit qu'elle aurait dû être là. De nombreuses années se sont écoulées maintenant, et peu de bonnes choses ont eu lieu. Mes parents ont pris trop de risques, ils ont abandonné leur ancienne vie, quitté leur famille. Tout ça pour que nous allions mieux. Mais nous n'allons pas bien. 24 h/ 24, nous risquons d'être expulsés vers le Kosovo, sans le moindre motif. Car nous ne sommes officiellement que tolérés, nous n'avons pas d'autorisation de séjour définitive. En fait, nous ne sommes que des cas difficles en attente d'un traitement. Etre intelligent ou avoir des connaissances particulières ne joue aucun rôle. Nous n'avons pas de droits ici, nous devons faire une demande pour toutes les petites choses et accepter qu'elles nous soient refusées avec un gentil sourire.
Rationnellement, la situation est la suivante : la guerre est officiellement terminée, nous pourrions donc revenir. Mais où pouvons-nous aller ? Je vois bien qu'il y a toujours de nouveaux conflits entre les deux peuples, avec des conséquences mortelles. L'Europe ne réagit-elle qu'après la découverte de charniers? La vie humaine a-t-elle si peu de valeur ?
Emotionnellement, la situation est intenable. Et ce, quelles que soient les décisions fixées par la loi. Je vis et j'aime ici. J'ai presque oublié ma propre langue maternelle. La situation dans laquelle je vis ressemble à une menace permanente. Au départ, nous avons fui une persécution. Une sorte de guerre personnelle s'en est suivie. Passer d'une guerre personnelle à un tâtonnement dans l'inconnu, il faut pouvoir le digérer. C'est ainsi : tous les trois mois, nous devons aller au bureau de déclaration de résidence, où notre destin se décide officiellement. A chaque fois, c'est comme l'enfer de la vie. Cette tension psychique, cette peur de perdre tout ce qu'on s'est construit, c'est inimaginable pour beaucoup de gens. Je ne souhaite à personne de vivre une situation aussi difficile. Cahque jour peut être le jour de ton expulsion. Parfois, je ne supporte plus tout cela et une pensée horrible me vient : j'aurais dû mourir pendant la guerre plutôt que de supporter depuis 11 ans cette guerre liée à notre statut de résident. J'ai envie d'une vie normale. Actuellement, je n'ai pas le droit de commencer une formation professionnelle, scolaire ou académique, alors que des offres existent. A l'école, nous avions une matière obligatoire " Orientation professionnelle ". Le programme parlait de candidatures, de formation et d'emplois. La seule chose que j'en ai retiré, c'est le sentiment de ne pas être au bon endroit, un peu de la manière suivante : tu n'as rien mangé depuis trois jours, et tu entres dans une pièce où se trouve un énorme gâteau que tout le monde a déjà commencé à manger. Tu as une faim énorme, mais la seule chose qu'on t'autorise à faire, c'est d'avoir la langue pendante. Malheur à toi si tu en prends plus...

Je ne cesse pas de me demander pourquoi je me défends contre la pensée d'un retour. Je saurais ainsi une bonne fois pour toute à quel pays j'appartiens. Mais je pense alors à tous ceux en Allemagne à qui je dois la persévérance et l'énergie pour continuer à lutter. Les êtres qui croient en moi alors que j'ai cessé depuis longtemps. Je le dois aussi à mes parents, ils se sont sacrifiés pour moi et mes frères et sœurs. J'ai cessé d'espérer depuis des années, quelque chose demeure pourtant : j'espère que les politiciens se réveilleront et prendront conscience qu'ils transforment en enfer la vie des étrangers tolérés ici. Je sais que je ne vivrai pas ce moment, je veux simplement être sûre que les 11 ans ne sont pas complètement perdus, et qu'on punira les autorités allemandes pour ce qu'elles m'ont fait subir tous les jours. Chaque jour, ma force s'épuise, je ne vois plus l'intérêt de continuer à combattre. Je me demande ce que j'aurais pu faire avec toute cette force dépensée en pure perte.
Aujourd'hui, j'ai 18 ans et j'ai l'impression d'en avoir 100. Au moins, j'ai réussi il y a quelque temps à avoir un appartement plus grand et depuis des années, la santé est correcte, physiquement. Je lutte contre mes douleurs psychosomatiques. Le pessimisme est ce qu'il y a de plus fort en moi. Je veux pourtant m'engager pour les droits de l'homme qui nous ont été refusés, à ma famille et à moi, et j'y réussirai peut-être en racontant mon trajet, un parmi des millions.
On verre comment ça continue demain.